3401 Cédric Villani, French mathematician

Cédric Villani.

STÉPHANE REMAEL POUR L’EXPRESS

Elle aurait pu être un nouveau défi mathématique, baptisé "conjecture de la bigarrure". Voici son énoncé: 1 + 1 + 1 = 3, mais ce 3 n'a rien d'un nombre entier par rapport à ces 1 si différents qui le composent. S'ils s'additionnent logiquement parce qu'ils ont obtenu la même récompense, ils savent aussi se multiplier tant leurs activités sont protéiformes, refusent de se diviser par respect mutuel... et ont eu la bienveillance de ne pas se soustraire à la torture d'une interview.

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Mais de qui sont-ils les noms pour former une si curieuse suite algébrique? Réponse: Cédric Villani, Báo Châu Ngô et Artur Avila, les derniers récipiendaires français de la prestigieuse médaille Fields, considérée, à tort, comme le Nobel des mathématiques (elle est décernée aux moins de 40 ans).

Quoi de commun, en effet, entre le natif de Brive-la-Gaillarde, le Franco-Vietnamien et le Franco-Brésilien? Rien, si ce n'est qu'ils sont des cadors dans une discipline où le pays de Descartes brille comme un phare: depuis la Seconde Guerre mondiale, nous avons décroché 12 médailles Fields - autant que les Etats-Unis! Il faudra un jour s'interroger sur cette excellence française que certaines mauvaises langues expliquent par une formule lapidaire: "Aligner des chiffres, ça n'a jamais coûté beaucoup d'argent."

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Artur Avila.

© / STÉPHANE REMAEL POUR L’EXPRESS

Nos trois génies n'en ont cure, et il suffit de les croiser pour comprendre d'emblée qu'ils appartiennent à des univers radicalement opposés. Avila répond dans la minute, donne son numéro sur WhatsApp et file rencard devant sa banque avant de s'excuser pour son retard ("pas facile d'obtenir un chéquier lorsque vous arrivez de Rio"); Ngô Báo met deux mois pour fournir une réponse, fixe son rendez-vous deux mois plus tard dans un sombre rade du XIIIe arrondissement, et, le jour J, demande pardon pour sa ponctualité presque suisse.

Enfin, Villani reçoit très vite dans son bureau-capharnaüm de l'Institut Henri-Poincaré, déborde sur son emploi du temps, ce qui l'amène, en se confondant en excuses, à proposer un entretien ultérieur pour finir sa dernière mais savoureuse digression. L'un est assez hâbleur, l'autre plutôt charmeur, et le dernier se révèle brillamment austère.

A 16 ans, Châu obtient la note absolue aux Olympiades des mathématiques

Reste à s'arrêter sur leurs looks respectifs. Celui du Briviste, genre dandy gothique avec coiffure à la Musset, lavallière en soie bouffante et broche araignée au revers de la veste, a fait sa renommée de Lady Gaga des maths. "Je ne me souviens pas de m'être affublé de ce surnom, et ma façon de m'habiller est bien antérieure à ma notoriété", corrige l'intéressé.

Tee-shirt bleu, pectoraux de bodybuilder, gueule d'ange et regard revolver à la Travolta pour l'enfant de Rio, qui assume: "Le costume? Très peu pour moi. J'en ai acheté un chez Dolce & Gabbana avec l'argent de la médaille Fields [10000 euros, bien moins qu'un Nobel], mais je suis loin de l'avoir amorti." Style assez décontracté, simple veste avec chemise et pantalon en toile, pour le plus passe-partout des trois, qui vit désormais à Chicago.

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Châu se montre courtois et soupèse chacun de ses propos. La vocation? Bof. Dans son pays d'origine, il sort très tôt du lot, plus poussé par son père scientifique que par un talent affirmé. "A 12 ans, j'ai même raté le concours de maths en entrant au collège. J'avais un train de retard", admet-il. Sauf que l'adolescent rattrape, puis dépasse ses copains au lycée.

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"S'élever au-dessus de soi-même et conquérir le monde". Sur l'illustre médaille, la formule entoure le profil d'Archimède.

© / SDP

La consécration vient dès ses 16 printemps, aux Olympiades des mathématiques, un concours où chaque nation envoie ses meilleurs élèves issus du secondaire. "Après deux jours d'épreuves, j'ai obtenu la note absolue: 42 sur 42", se souvient-il placidement. Cette compétition internationale vise à détecter les cracks - Avila l'a aussi remportée en 1995.

Lui n'a pas eu à affronter les affres de son aîné, et n'a pas été poussé par sa famille. "Mes parents ne sont pas scientifiques, mais fonctionnaire et assureur. Ils me voyaient devenir ingénieur et non mathématicien. Cela leur parlait plus." Ils ont surtout eu l'intelligence de le laisser avancer.

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Artur Avila.

© / STÉPHANE REMAEL POUR L’EXPRESS

Artur déchire tout sur son passage. Après les Olympiades, il intègre l'Institut national de mathématiques pures et appliquées (Impa) du Brésil, le plus important d'Amérique du Sud. Lui aussi n'a que 16 ans et fait tout en parallèle: lycée et master, puis licence et doctorat.

"Les choses les plus importantes sont dues au hasard"

"Les choses les plus importantes sont dues au hasard", aime à philosopher Châu. Surprenant pour un esprit cartésien. Elles sont dues aussi aux petites fées qui se penchent sur votre berceau. En l'occurrence, les leurs furent françaises. Les mathématiciens évoluent au sein d'une petite communauté sans frontières. Pour Avila, les murs de l'Impa deviennent trop étroits.

Heureusement, l'Institut a noué des relations fortes avec le Collège de France. L'un de ses membres, Jean-Christophe Yoccoz, Médaille Fields 1994, fait de longs séjours à Rio. Il rencontre le Brésilien, l'aiguille dans son domaine de recherche. Artur débarque en France, y fait sa thèse, enchaîne avec un postdoc, obtient la double nationalité et s'émerveille: "Il existe, ici, un incroyable niveau parce que la concentration de chercheurs au mètre carré est sans équivalent. Au Collège de France, j'ai découvert la diversité des mathématiques."

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Báo Châu Ngô.

© / STÉPHANE REMAEL POUR L’EXPRESS

Ngô n'a pas connu semblable béatitude. Il n'en demeure pas moins que son conte de fées est encore plus beau. Il n'aurait jamais dû débarquer dans l'Hexagone. L'école de mathématiques vietnamienne a toujours été affiliée à l'Union soviétique. Pour l'intégrer, le jeune garçon devait se rendre en Hongrie après ses Olympiades. Mais advient la chute du Mur. Châu reste au Vietnam et traîne un peu dans le laboratoire de papa, que visite, un beau matin, Paul Germain, ancien secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences (1975-1996).

Ce dernier va tout faire pour prendre le gamin dans ses bagages, et jouer des coudes pour lui obtenir une bourse d'études du ministère des Affaires étrangères. Puis Jacques Vauthier, de l'université Paris VI, autre bon génie, prend le relais: "J'ai 18 ans, se souvient avec gratitude Châu. Je ne parle pas un mot de français, je n'ai jamais voyagé aussi loin, et lui m'accueille à la descente de l'avion, puis m'installe dans une chambre du Crous."

Rue d'Ulm, "Marsu Villani" se révèle le boute-en-train de service

Cédric Villani sourit, émerveillé à l'évocation du destin de son colauréat, pour lequel il éprouve une sincère affection. Lui a parcouru moins de distance puisque, des trois, il est le seul pur produit de l'Education nationale. Ecole primaire, collège, lycée, math sup, math spé à Louis-le-Grand. "Durant cette période, je ne me souviens pas de ne pas avoir été premier", explique-t-il.

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Pas de tracas, donc, si ce n'est la crainte de ne pas être à la hauteur. Et la peur des autres, peut-être? Villani, la star des plateaux télé, où il va discourir de l'équation de Boltzmann avec des intonations de conteur berbère, confesse avoir été un enfant d'une timidité maladive. "Je n'osais même pas répondre au moment de l'appel à l'école." Et lorsqu'il obtient son baccalauréat à Toulon avec la meilleure note de la région en... mathématiques, Var matin lui consacre son premier article, où il est défini comme "un monument humain à la gloire de la timidité".

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Cédric Villani.

© / STÉPHANE REMAEL POUR L’EXPRESS

C'est la classe prépa qui sert de chrysalide à l'adolescent. "La compétition, le travail en commun, la stimulation intellectuelle ont agi comme un révélateur. Il faut dire qu'avant j'étais un peu 'puceau de la vie', ose-t-il. Je crois que ma première boum remonte à math spé." Le jeune prodige continue à suivre la "voie tracée" en intégrant Normale sup. Là, il achève sa transformation en se révélant le boute-en-train de service. Nom de guerre, "Marsu Villani" pour les intimes. Rue d'Ulm, il dirige le club de spectacles, se fait élire président de l'association des élèves, organise le bal du centenaire, etc. "Je m'ouvre au monde. Je découvre la littérature, le cinéma, la musique, etc." Hé ho! et le boulot? "OK, au tout début, j'ai un peu mis les études de côté", admet-il.

Chacun sa méthodologie

L'un de ses compères de l'époque, Ngô, n'a pas le même souvenir de Normale sup: "J'étais moins sociable et participais peu aux activités." Plus bûcheur, alors? "Oui et non. Je passais les examens avec de bonnes notes, mais je ne comprenais rien. Comme un joueur qui aurait la technique, mais ne maîtriserait pas les règles du jeu." C'est à l'université Paris Sud, où il suit un double cursus, que le Franco-Vietnamien va s'épanouir: "Orsay reste pour moi le temple de la géométrie algébrique. J'ai adoré y faire ma thèse."

En France, grâce à l'éminence de son enseignement, les trois génies précoces vont donc trouver leur voie, celle qui les mènera à la médaille Fields: Báo Châu Ngô en pince pour la géométrie algébrique à Orsay, Artur Avila se lance dans la théorie des systèmes dynamiques au Collège de France, et Cédric Villani, après une petite crise de vocation - "dans ma turne et dans ma tête, c'était le désordre" -, abandonne l'algèbre à Normale sup et s'oriente vers la théorie des équations dérivées partielles.

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Báo Châu Ngô.

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C'est à ce moment très précis - l'évocation des spécialités des uns et des autres - que toute tentative d'explication détaillée devient vaine. Heureusement, même eux, par leur humilité, rassurent: "On n'est pas dans les mêmes domaines, et je suis incapable de comprendre ce sur quoi il bosse", dit Avila en parlant de Villani. Ces années-là correspondent à d'intenses périodes de travail, durant lesquelles il convient aussi de trouver un peu d'argent pour se sustenter.

Le Briviste devient "caïman" - c'est-à-dire que, nouvellement agrégé, il prépare les élèves au concours; le Franco-Vietnamien décroche un poste de chargé de recherche à l'université de Villetaneuse puis passe enseignant, et le Franco-Brésilien, après un bref intermède aux Etats-Unis, revient en France pour devenir, à 29 ans, le plus jeune directeur de recherche du CNRS.

Les trois garçons avancent aussi avec leur propre méthodologie. Fidèle à sa nature, Villani se dit "boulimique" lorsque Ngô se veut "mesuré et méthodique", alors qu'Avila préfère parler "d'intenses épisodes successifs de trois à quatre semaines".

À la conquête du mont Fields

Ce dernier est le plus mystérieux. Il vit en décalage total, travaille la nuit, au café, à la plage de Copacabana ou... au fond de son lit. Il faut voir sur YouTube cet extrait du documentaire réalisé par le magazine Piaui le filmant en flagrant délit de concentration: le Franco-Brésilien déambule dans son appartement, passe de son canapé à sa cuisine jusqu'à son lit, s'assied, se relève, tourne autour de la table, parle seul, n'est jamais troublé par les bruits environnants. "Je ne travaille pas sur un tableau noir, j'ai besoin de marcher, je pousse les idées dans ma tête, essaie-t-il d'expliquer. J'écris très peu, sauf lorsque j'ai trouvé la solution."

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Artur Avila.

© / STÉPHANE REMAEL POUR L’EXPRESS

Dès lors, chacun avec sa personnalité et sa spécialité peut se lancer dans l'ascension du mont Fields. Tous prennent conscience que leurs travaux sont susceptibles de les mener au sommet des mathématiques. Tous se souviennent de leurs conditions de travail. Ainsi, Cédric ne fait pas les choses à moitié. Sa longue quête, "où le cerveau est mobilisé en permanence", il l'a racontée dans un passionnant ouvrage (Théorème vivant), qui a connu un beau succès en librairie.

De son côté, Châu s'embarque dans la résolution d'une conjecture baptisée "lemme fondamental". Dès 2004, il reçoit un premier prix. Les Américains lui font les yeux doux, et il finit par s'installer à Princeton (New Jersey), tant pour les conditions financières que pour avoir la paix. "A un moment, mes recherches patinaient, et c'est là-bas, au hasard d'une conversation, que j'ai trouvé la dernière pièce du puzzle."

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Artur, lui, insiste sur la solitude dans laquelle il se trouvait. Surtout, le jeune crack n'a pas oublié l'incroyable pression autour de lui. "Dès 2008, je savais que j'étais pressenti pour la médaille Fields. Alors, un beau jour, j'ai tout envoyé balader. Je me suis mis au sport et j'ai décidé de bosser à mon rythme."

Aucun n'a anticipé le formidable retentissement lié à la médaille

Pari gagnant pour les trois. Villani et Ngô reçoivent la prestigieuse récompense en 2010, Avila en 2014. Même si les heureux élus sont prévenus quelques mois à l'avance et doivent garder le secret, aucun n'a anticipé le formidable retentissement lié à leur couronnement. "A cette époque s'opère un changement générationnel, explique le Briviste. Nos prédécesseurs ont très peu eu affaire aux médias, et moi,quand j'ai été invité au Grand Journal sur Canal+, je ne connaissais pas l'émission, ni les invités."

Résultat? Villani et son standard vestimentaire crèvent l'écran. "Du jour au lendemain, on m'interpelle dans la rue." Jusqu'à devenir un bon client pour les télévisions et un immense vulgarisateur scientifique. Ses deux collègues n'ont pas eu à affronter une exposition aussi intense. Par goût, mais aussi, d'une certaine façon, parce qu'ils privilégient leurs premiers pays respectifs.

En Amérique du Sud, où "il n'y a pas beaucoup de modèles scientifiques", Avila est une vraie star. Au point de faire partie des porteurs de la flamme olympique peu avant la cérémonie d'ouverture des JO. Là-bas, il se sent investi d'une mission. "Les gens ont souvent une mauvaise image de ma matière. Les maths ne se résument pas à la résolution d'équations, elles ne sont ni répétitives ni mécaniques et font plus appel à la création et à l'intuition."

3401 Báo Châu Ngô

Báo Châu Ngô.

© / STÉPHANE REMAEL POUR L’EXPRESS

Báo Châu Ngô ne dit pas autre chose, mais le dit au Vietnam. "Toute ma famille y réside encore." S'ils se sentent "fondamentalement attachés à la France et reconnaissants", les deux hommes vivent à cheval sur plusieurs continents afin, avant tout, de préserver leur temps de recherche, l'un, une bonne partie de l'année à Rio, l'autre en permanence à Chicago.

Une passion intacte pour leur discipline

Aujourd'hui, Avila travaille sur plusieurs projets, en collaboration avec une cinquantaine de chercheurs à travers le monde. Châu s'est recentré à l'université de Chicago où il est professeur et où il poursuit son investigation du programme du canadien Langlands, dont le lemme fondamental "n'est qu'une pierre d'un vaste édifice".

3401 Cédric Villani.

Cédric Villani.

© / STÉPHANE REMAEL POUR L’EXPRESS

Il en va différemment de Villani qui, toujours insatiable, multiplie les initiatives dans le plus grand nombre de domaines: musique, écriture, sports, voyages et gestion de l'Institut Henri-Poincaré, qu'il a considérablement modernisé. Au risque de trop s'éparpiller? "Je reçois plus de 800 invitations par an, souffle-t-il. Mais je reviendrai un jour à la recherche pure. Au fond de moi, je sais quand, pourquoi, et je sais surtout sur quoi."

Aussi originaux soient-ils, les trois derniers médaillés Fields français ont finalement un seul point commun, une passion intacte pour leur discipline, qui pourrait leur faire dire avec Descartes: "On n'a rien bâti de plus relevé que les mathématiques."

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