Parler du Viet Nam n'est pas simple! Il y a beaucoup de lumière et beaucoup d'obscurité dans les histoires de ce pays. Pas de noir ni de blanc, mais un camaïeu de gris… On risque encore de réanimer chez bien de gens des braises que l'on croyait éteintes. Le Viet Nam est un sujet qui peut blesser…
De par mon père, je suis issu d'un milieu catholique assez nationaliste. La famille du côté de mon père, comme presque toutes les familles vietnamiennes, compte des membres dans les deux camps opposés. Elle n'a pu garder sa cohésion qu’en dépassant les dissensions politiques en son sein. J'ai eu la chance de grandir dans un milieu plutôt tolérant. Mon père a fait ses études secondaires à Huê, puis ses études universitaires en France. Ma mère, française et fille d'institutrice, a fréquenté la Sorbonne. Ils se sont rencontrés au Quartier Latin de Paris.
J'ai vécu à Saigon pendant 3 ans, dans un immeuble assez vilain planté en plein centre-ville. J'ai adoré cette ville. Avec mes frères et soeurs, nous ne nous lassions pas de la contempler de notre balcon au 9ème étage. Il y avait Chu Ba, le chauffeur, qui nous emmenait au cinéma voir des péplums italiens. Quand Chu Ba prenait l'ascenseur, et que celui-ci voulait bien fonctionner, il chantait "Chérie je t'aime, chérie je t'adore… ", un tube français de l'époque. La piscine du Cercle Sportif, les crêpes à la banane à la sortie du lycée Jean-Jacques Rousseau, la ville chinoise de Cho Lon, la rue Catinat, la librairie Hachette, les messes à la cathédrale Duc Ba le dimanche, le Jardin zoologique, le marché de Tan Dinh, Ong Nôi et Ba Nôi (mes grand-parents) qui habitaient la banlieue, à Gia Dinh, la cuisine de Ba Nôi, les balades sur le port, les vaccinations à l'hôpital Grall, les baignades à Vung Tau (que nous appelions Cap Saint-Jacques) et à Nha Trang, les taxis 4 CV aux volants blancs, les grillons à la campagne, etc… J'aurais voulu que tout ce temps-là ne se termine jamais! Et pourtant, mes parents parlaient d'attentats, de complots militaires, du Viet Cong qui tenait les campagnes, là-bas du côté de la plaine des Joncs, des bonzes qui s'immolaient par le feu… La guerre était autour de Saigon, qui se voyait cernée par une marée rouge, le Berlin du Sud-Est asiatique… Je me souviens de ce matin de février 1962, où 2 chasseurs sud-vietnamiens bombardèrent le palais présidentiel. Le lendemain, avec Chu Ba, je rejoignai la foule des curieux qui se bousculaient pour voir les dégâts causés par ce bombardement, tentative d'assassinat de la famille présidentielle! En 1963, ce fut le départ pour Londres, quelques semaines avant l'assassinat du président Diêm, mon père étant un diplomate de l'administration du Sud. Il démissionna en 1964, lorsque les généraux se succédèrent l'un après l'autre à la tête du pays .
De Londres, nous ne rations aucune nouvelle venant du Viet Nam. Le Viet Nam était devenu une légende pour moi. En plus, il était souvent à la Une des journaux télévisés. A cette époque, je n'avais pratiquement pas de contact avec les Vietnamiens, d'ailleurs peu nombreux en Grande-Bretagne. Je me souviens d'un couple de médecins anglais qui avaient adopté trois enfants vietnamiens. Les trois étaient très gravement brûlés au visage par le napalm. Ils n'avaient plus de nez, plus d’oreilles, plus de lèvres, plus de sourcils, plus rien, à part quelques cheveux… A partir de 68, il y eut à Londres de grandes manifestations contre la guerre au Viet Nam, surtout contre les bombardements américains au Nord. Je me tenais à l'écart de ces manifestations, soupçonnant que les choses au Viet Nam n'étaient pas simples. Les présentations manichéennes avec les bons d'un côté et les méchants de l'autre ne me satisfaisaient pas.
A l'époque, la jeunesse occidentale était majoritairement du côté du FNL et du régime de Ha Nôi. Elle battait le pavé en scandant "Ho, Ho, Ho, Ho-Chi-Minh". Il n'y avait pratiquement que l'extrême-droite pour soutenir le régime de Saigon. Et moi, je ne me voyais pas choisir entre deux extrêmes. Je ne me sentais à l'aise ni dans un camp, ni dans l'autre.
Nous ne parlions que le français à la maison, et j'avais très tôt oublié le vietnamien. Dès l'adolescence, je me lançai dans les lectures des plus éclectiques sur le Viet Nam: Hougron, Lartéguy, "Un barrage contre le Pacifique" de Duras… Jamais d'auteurs vietnamiens, à l'exception de Pham Duy Khiêm avec ses "Légendes des terres sereines". En ce temps-là, il n'y avait pas de traductions en français d'oeuvres d'écrivains vietnamiens, comme celles que nous avons aujourd'hui de romans de Nguyên Huy Thiêp, Duong Thu Huong ou Bao Ninh par exemple ! Du Nord n'arrivait que de la littérature de propagande écrite dans la langue de bois. Je n'ai pas eu connaissance de textes sud-vietnamiens traitant avec réalisme de cette époque.
J’ai aimé un livre, "Continental Saigon", écrit par un métis, Philippe Franchini. On y trouve une grande tendresse pour le Viet Nam, et c’est un témoignage sur la condition des métis franco-vietnamiens dans la société saigonnaise. Plus tard, "Métisse blanche" de Kim Lefèvre donnera une image plus sombre de la condition de ces métis.
1975: effondrement de la "République du Viet Nam". Le bain de sang que beaucoup craignaient, après toutes les atrocités de la guerre, n'a certes pas eu lieu; mais on était loin de la réconciliation nationale promise. Dans les années qui suivirent, je me souviens d’avoir envoyé des colis de tissu et de fournitures de mercerie à ma grand-mère restée à Vung Tau. Mes grands-parents avaient tenu à rester au Viet Nam, quelque soit la tournure des évènements. Les conditions de vie de l’ensemble de la population étaient vraiment difficiles. Et le Viet Nam revenait à la Une des médias avec les "boat people".
Ce n’est qu’en 1991 que je suis enfin retourné au Viet Nam. Le choc a été violent. J’en suis revenu complètement mordu. J'avais attrapé le virus du Viet Nam ! A Hô Chi Minh-ville, j’ai été accueilli par un oncle qui autrefois avait choisi le camp de la Révolution. Un intellectuel très cultivé, qui m’a longuement exposé le parcours de ceux que je ne connaissais qu’à travers le prisme déformant de la propagande. Et puis il y a eu tous les autres, chacun me faisant le récit de ses souffrances passées. J’admire d’autant plus leur courage pour s’accrocher à la vie, vécue comme une lutte au quotidien. Je souhaite vraiment que le passé douloureux s’éloigne avec son cortège de haine et d’interminables rancunes. Et que la réconciliation nationale s'inscrive dans les faits, afin que le Viet Nam puisse tirer pleinement parti de l'apport, si riche et si divers, qu'il pourrait escompter de tous les Vietnamiens de la diaspora.
On voit bien dans mes tableaux et dessins que mes connaissances sur le Viet Nam sont limitées. Des Vietnamiens ont relevé dans la BD "Le dragon de bambou" (Albin Michel 1991, titre épuisé) des inexactitudes: faute d'orthographe dans un mot vietnamien, marchande ambulante assise sur une natte dans la rue, etc... (j'ai fait cette BD avant mon premier retour au pays) On a pu juger certains de mes nus féminins improbables: des corps de femmes trop girondes pour des Vietnamiennes. Mais l'important n'est-il pas de montrer mon Viet Nam personnel, mélange de souvenirs, d'histoires entendues, de rêves et d'imagination? Ce Viet Nam correspond à ma double identité culturelle. Et si ces deux origines étaient plutôt une chance pour moi, peut-être même un atout?
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