Hommage du journaliste Jean-Paul Mari au documentariste Patrick Barbéris : “Le vieux guerrier s’en est allé”

Patrick Barbéris est mort le 29 novembre. L’auteur de nombreux documentaires marquants, dont l’inoubliable “Roman Karmen, un cinéaste au service de la révolution”, avait 67 ans. Voici l’hommage ému du journaliste Jean-Paul Mari.

Publié le 04 décembre 2018 à 13h15

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h11

De Patrick Barbéris, mort le 29 novembre à l’âge de 67 ans, on gardera l’image d’un documentariste au caractère fort, passionné d’histoire comme de politique. S’il a commencé sa carrière au début des années 1980, en consacrant des courts métrages au monde de la peinture, ce sont des œuvres comme L’Affaire Greenpeace ou La Dernière Année au pouvoir du général de Gaulle, réalisés en 1995 pour Les brûlures de l’histoire, sur France 3, qui nous l’ont fait connaître. Vinrent ensuite La Foi du siècle. L’histoire du communisme (signé avec Patrick Rotman en 1999) et son inoubliable portrait de Roman Karmen, un cinéaste au service de la révolution (avec Dominique Chapuis, en 2002). La guerre aura également occupé une grande place dans la vie de Patrick Barbéris : des tranchées de Première Guerre mondiale avec Le Siècle de Verdun, 2006) à un hôpital militaire en Afghanistan (Blouses blanches à Kaboul, 2013), en passant par Combattre pour l’Indochine (2004) et Vietnam, la trahison des médias (2008). Un thème de prédilection qu’il partageait avec le journaliste Jean-Paul Mari dont l’émouvante lettre, publiée sur le site grands-reporters.com, évoque le « guerrier » que fut Patrick Barbéris. Jusqu’à son dernier souffle.

« Le vieux guerrier s’en est allé. Il est tombé comme il a vécu, les armes à la main. Il s’est battu jusqu’à la fin. Couché sur son lit d’hôpital, alors que la fin approchait, il continuait à combattre. Respirant fort, arrachant chaque bouffée d’oxygène que ses poumons malades lui refusaient. Luttant, grognant, râlant, se débattant, cerné par l’obscurité, assailli par les forces de la nuit, ses munitions épuisées, mais sa volonté intacte. Et il a fini par rendre l’âme, pas les armes.

Ah ! s’il avait pu assommer la Chose qui l’emportait, si elle avait eu un visage, une mâchoire, il lui aurait volontiers envoyé son poing qu’il avait massif pour lui faire comprendre ce qu’est la douleur de quitter ceux qu’on aime, la douleur des faibles et des mortels, de la perte de la lumière et de la poésie de l’amour, la douleur de n’être plus pour les autres, la douleur infinie de ne plus pouvoir aimer, sa femme, ses enfants, ses amis, comme on s’aime entre les êtres faits de chair et de sang. Parce qu’il savait que les pauvres survivants, eux aussi, ont de grandes douleurs. Avec lui, quelle énorme baffe elle aurait pris la camarde !

“Oui, il était trop. Cela nous change de ceux qui ne sont pas assez.”

Oui, il en faisait trop, toujours, depuis toujours, sa passion pour l’excès, les livres ou les chaussures, l’alcool ou le tabac. Que n’aurait-il pas donné pour une dernière cigarette ! Celle qui pourtant le tuait. Mais jamais un mot de reproche. Avec sa générosité, il continuait à aimer à la folie cette maîtresse assassine. Oui, il était trop. Cela nous change de ceux qui ne sont pas assez. Et qui consument leur vie à petites bouffées en essayant de s’économiser le plus longtemps possible.

Lui, sur le chemin d’une agonie qu’on lui conseillait raisonnable, il emmène sa famille à Cuba, repart avec sa fille au Liban, le pays de son enfance, prétend sillonner Beyrouth, la Bekaa, Baalbek, réussit à voir Byblos et s’effondre à l’hôtel mythique du Cavalier, où il lui suffit d’ouvrir la fenêtre pour humer, extatique, l’odeur des kebabs de la rue. Folie ? Bien sûr. Celle des sages. Qui savent que la vie, c’est maintenant. Pas demain. Pas après-demain. Maintenant.

Patrick était un Achéen, un guerrier grec, capable de soulever un lourd bouclier de bronze et de brandir sa lance jusqu’au ciel de l’Olympe. Un héros grec qui préfère la vie brève dans la lumière à la longue vie dans la pénombre. D’ailleurs, c’est à la lumière qu’il avait consacré sa vie. Celle du cinéma et des idées qu’on sculpte sur les écrans. Son premier film est consacré à un peintre, le deuxième à un artiste, le troisième encore à un peintre. La lumière, la couleur, la puissance de l’image. Toute cette brillance dont il fait son combat contre l’obscurité, et la pire de toutes, contre les ténèbres de l’intelligence, de l’injustice, de l’inhumanité.

”Je n’ai pas dit pas mes derniers mots.”

L’histoire, la politique, Roman Karmen, le Vietnam et l’Afghanistan, le bagne ou le terrorisme, les puissants et les autres, il sabre au clair, enchaîne les films documentaires, remet toujours tout, dont lui-même, en question. Lui, le fils de communiste, qui signe ses messages “Vive la Sociale !” mais qui sait aussi entendre les tourments des soldats perdus. C’est Héphaïstos, l’intelligence en fusion perpétuelle, qui forge et reforge les mains dans le feu, malaxe le monde et ses maux, regarde la “Guerre en face” comme il regarde la mort – en face – quand elle s’approche à petits pas avec son air chafouin.

Il vit, se bat, contre le crabe qui lui pince la poitrine, se moque de cet adversaire à la fois redoutable et minable qu’il a surnommé “Joseph”, compte les points marqués après chaque chimio, mais reconnaît avec élégance les avancées du mal qui minent son corps de colosse. A la fin, sur son lit d’hôpital, il était battu peut-être, mais pas abattu. Lors de notre dernière rencontre, il souffle : “Je n’ai pas dit pas mes derniers mots.” Pas “mon” dernier mot, mais bien “mes” derniers mots. Le trop, mieux que le pas assez.

Comment voulez-vous que j’aie pu lui dire adieu alors qu’il ne parlait que de l’après ? Coincé entre les cordes, saoul de coups, au bord du coma, il promettait encore de se battre pour vivre. Et de faire d’autres films, sur l’Afrique, le Liban des Druzes et même – tiens ! – sur l’hôpital qui l’accueillait, ses hommes et femmes en blanc, leur éthique et leur quotidien. Et encore un autre sur la boxe – “Celui-là, nous le ferons ensemble.”

“Il chérissait aussi fort qu’il détestait ce qui lui semblait lâche, faible, néfaste.”

Oui, la vie d’abord. Parce que là était son secret. Il n’était pas un soudard qui répand la mort, mais un vrai guerrier dont le cœur, son arme essentielle, se tenait là, dans sa poitrine, entre ses deux poumons, à côté de “Joseph” qui s’entêtait à vouloir lui couper le souffle.

Il chérissait aussi fort qu’il détestait ce qui lui semblait lâche, faible, néfaste. Et il a aimé jusqu’à la fin. Les siens, les autres, la vie dans la lumière. D’ailleurs, quand il est parti comme il a vécu, le front obstiné et les yeux grands ouverts, ce matin noir de novembre, le ciel de Paris s’est déchiré peu après et un grand soleil a inondé sa chambre. Et je l’ai vu comme il est, une fois débarrassé des oripeaux de la mort, avec son regard au laser, sa mâchoire de poids lourd et son sourire de gamin.

Oh, j’en ai vu des morts ! Des vaincus, des affalés, des torturés, des déchiquetés, des crucifiés, des jeunes, des vieux, des femmes et même des enfants. J’en ai vu et senti sur ma joue exhaler leur dernier souffle. Et pourtant, ce matin, j’étais là, minable mortel désarmé, impuissant et sidéré. Et surtout furieux. Parce que je n’avais pas pu dire à mon frère d’armes ce que je retenais depuis si longtemps : j’ai eu beaucoup de chance de te rencontrer, Patrick. Beaucoup. »

Jean-Paul Mari, le 2 décembre 2018

 

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus