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Sa recette sauve des vies et protège du coronavirus

Didier Pittet, professeur en médecine et chef du Service de prévention des infections aux Hôpitaux universitaires de Genève.

Une fois par mois, nous vous proposons l'interview d'une personnalité genevoise dont le rayonnement a de quoi inspirer, épater ou faire rêver. Nous la questionnons sur ses racines, ses origines, les moments clés, les personnages phares, les choix qui ont tout changé. Comment Didier Pittet, 63 ans, est-il devenu l'homme qu'il est aujourd'hui?

Quelques gouttes de solution hydroalcoolique au creux de la main, un rituel pour la répartir sur la peau et un protocole en cinq points à appliquer soigneusement, c'est avec cette recette qui paraît si simple que Didier Pittet, professeur en médecine, chef du Service de prévention des infections aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), envoyé de l'OMS sur l'ensemble du globe, attaque virus et bactéries. Lorsqu'il entreprend sa carrière, en 1983, seize millions de patients dans le monde perdent la vie chaque année à cause de maladies contractées à l'hôpital. En Suisse, 70 000 personnes en souffrent, 2000 en décèdent. Aujourd'hui? Didier Pittet et son équipe ont convaincu plus de 25 000 hôpitaux d'adopter son programme d'hygiène des mains, appelé Geneva Model. Et dans la lutte contre le coronavirus, chacun effectue dix fois, vingt fois par jour «le geste Pittet» sans le savoir.

Ce nouveau coronavirus est-il votre allié pour faire de l'hygiène des mains une priorité pour tous?

Un allié, je ne sais pas, je ne l'ai pas désiré! Ce qui est sûr, c'est qu'il contribue à sensibiliser la population générale et à mobiliser les soignants.

Vous êtes une célébrité mondiale. Dans cette crise, les Genevois vous redécouvrent à leurs côtés. Comment vivez-vous cela?

Je fais mon métier, je fais juste mon devoir. La confrontation avec SARS en 2002, H1N1 en 2009 et MERS au Moyen-Orient en 2012 m'a fait expérimenter des situations que les Genevois ne connaissent pas. Je parcours le monde depuis quinze ou vingt ans, j'ai visité des centaines de systèmes de santé et d'hôpitaux, ça aide pour comprendre ce qui se passe ici.

Quels sont les traits de votre personnalité les plus utiles dans votre combat pour l'hygiène des mains?

La persévérance. Y croire. Et une assise très solide de données scientifiques: pouvoir démontrer de manière irréfutable que A vaut mieux que B. À partir de là, ne jamais lâcher. Lorsque nous avons travaillé pendant des mois avec des membres du clergé musulman et des experts en sciences religieuses, à Riyad, pour parvenir à faire promulguer une fatwa autorisant l'utilisation de l'alcool (de l'isopropanol) par le personnel musulman, il a fallu s'accrocher. Quand, aux États-Unis, j'ai dû convaincre les syndicats d'infirmières parce que la lotion hydroalcoolique abîmait leurs faux ongles, ça m'a pris deux ans. Et dix-huit mois pour faire accepter aux soldats du feu américains de l'alcool inflammable dans un hôpital.

Votre mentor, Francis Waldvogel (lire ci-dessous), dit de vous dans un livre qui vous est consacré: «Son enthousiasme écrase tout…»

C'est vrai. Mes proches me disent parfois: «Là tu nous fatigues, tu vas trop loin.» Ils ont raison. Mais je ne vais pas lâcher maintenant, ce n'est pas le moment!

Vous êtes altruiste, généreux, engagé. Des valeurs familiales?

Oui, mon papa était comme ça, ma maman était comme ça. J'ai tout appris de mes parents. Papa était électricien, maman travaillait avec lui dans le magasin qu'ils possédaient au Petit-Lancy. Ils étaient très engagés au niveau de la paroisse, du football, de la kermesse, des scouts, ma mère donnait le catéchisme aux enfants et ils s'occupaient tous les étés de préparer la colonie de La Fouly. Mon père et ses copains artisans avaient retapé le Grand Hôtel du val Ferret. Les mamans faisaient la cuisine et les nettoyages. J'y ai séjourné comme colon, moniteur, animateur puis directeur. Rien de plus beau que les gens qui se donnent bénévolement pour une cause et qui le font par altruisme. J'ai été nourri à ça. Je suis extrêmement attaché à mon frère Denis – hélas nous avons perdu notre sœur d'un cancer du sein – et bien sûr à mes enfants. J'en ai six: quatre, deux garçons et deux filles, de 35 à 25 ans, de mon premier mariage; et les deux fils de ma seconde épouse, âgés de 16 et 17 ans.

Vous avez eu une grand-mère maternelle pas banale…

Oh là là, oui! C'était une superwoman. Venue d'Autriche à pied sans un sou en poche, elle a travaillé à Genève comme sommelière, puis caissière. Elle envoyait 80% de son salaire en Autriche à sa famille, dont elle était l'aînée. Elle a tellement travaillé qu'elle a acheté la patente du restaurant du Nant Manant, en face du bois de la Bâtie, qui était en faillite. Elle l'a remonté et en a fait un endroit très connu. Tout Genève venait y manger ses boules de Bâle sauce ravigote!

Vous avez offert le «Geneva Model» à l'OMS alors que vous auriez pu le breveter et devenir multimilliardaire. Avez-vous hésité?

Aucune hésitation, je ne me suis même pas posé la question: il fallait que cet alcool soit disponible dans le monde entier. Et à un prix modique pour qu'il puisse être fabriqué sur place. Avec William Griffiths, pharmacien aux HUG et spécialiste de la solution hydroalcoolique, nous avons changé la formule de base de manière à ce qu'on ne puisse pas la breveter, car ses composants - l'alcool, la glycérine et l'H2O2 - ne peuvent pas l'être. Au départ, c'est une recette de cuisine. Aujourd'hui c'est un modèle universel.

Vous êtes à la fois idéaliste et pragmatique.

Ça doit être ça! Aujourd'hui, je n'ai plus de patients. On me demande souvent si ça me manque, la clinique. Mais en fait mes patients, ce sont les hôpitaux. Quand je pousse la porte de l'un d'eux, c'est comme lorsque j'examine un malade: je prends sa température en rencontrant le ministre de la Santé et le directeur général, en visitant les différentes unités, en parlant avec le personnel. Dans un service de réanimation, je sais en 5 minutes ce qu'il en est. En 15 minutes, j'ai presque tout compris. C'est comme un examen clinique.

Vous avez été fait «commander» par la reine d'Angleterre, votre nom est envisagé pour le Prix Nobel de la paix. Quel genre de satisfaction cela vous procure-t-il?

L'honneur de la reine est tout à fait exceptionnel, il m'a beaucoup touché, énormément (il n'y a que deux Suisses qui l'ont reçu depuis 1750). Oui, être anobli est un honneur, mais ça n'a pas changé ma vie du tout. Pour le Nobel, il y a actuellement un comité qui s'est constitué. Mais ces choses-là, il ne faut pas y penser. Si ça arrive, c'est formidable, cela fera peut-être avancer notre cause, mais je n'y pense jamais. Je n'ai fait que mettre au point un outil qui sauve des vies.

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Le personnage qui vous a marqué?

Francis Waldvogel, mentor de Didier Pittet. Crédit photo: Laurent Guiraud

Francis Waldvogel est mon père en médecine. Il a été mon mentor. On s'adore, on se respecte et aujourd'hui, nous nous «mentorons» l'un l'autre. Il m'a repéré, j'étais tout gamin! Jeune stagiaire de médecine de 4e année et lui pas encore professeur, nous nous sommes vus au pied du lit d'un patient leucémique dont je me souviendrai toute ma vie. Nous avons eu une discussion éthique, scientifique, médicale, humaine. Francis a gardé un œil sur moi et influencé toute ma carrière. Avec des moments épiques! Notamment quand il m'a dit: «Vous devriez faire de la recherche.» J'ai répondu: «Jamais! Pas question, le labo c'est pas mon truc.» J'ai hésité six, huit mois, puis je me suis retrouvé à pipeter dans un laboratoire. Il m'a dit ensuite de me spécialiser dans les maladies infectieuses. Il n'engageait que des chefs de clinique, souvent suisses alémaniques, mais m'a affirmé: «On pourrait changer ça!» Il manquait un service de prévention des infections aux HUG, il m'a permis de le monter et d'en faire un pôle de référence mondiale. Oui, j'avais confiance en lui, je l'ai suivi presque aveuglément.