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Contre ses citoyens, le Vietnam tisse sa Toile

Depuis deux ans, la répression de Hanoi contre les voix dissidentes sur Internet s’est accentuée. Une tendance qui risque de se confirmer en 2019 avec l’entrée en vigueur d’une loi qui verrouille l’activité sur les réseaux sociaux, prisés par la population.
par Arnaud Vaulerin
publié le 25 février 2019 à 18h46

Les uns sont convoqués et questionnés. Les autres sont arrêtés. Les derniers sont condamnés. Quand ils ne sont pas portés disparus. Ils sont blogueur, ouvrier, militant, journaliste, étudiant, vétéran de guerre, chauffeur, parfois même simple internaute ou utilisateur de Facebook… et tous sont dans le viseur des autorités vietnamiennes. Le Parti communiste n’a jamais molli dans le harcèlement à l’encontre des voix dissidentes et critiques, mais ces deux dernières années, la répression s’est intensifiée. Selon le réseau des droits de l’homme du Vietnam basé en Californie, le régime de Hanoi détient plus de 200 prisonniers politiques dans ses geôles.

Le sort de certains d'entre eux est jugé suffisamment grave pour que leurs cas s'invitent (timidement) dans les négociations (qui piétinent) entre l'Union européenne et le Vietnam sur un accord de libre-échange. Le 1er février, dans une lettre ouverte, neuf eurodéputés ont interpellé le président du Vietnam, Nguyen Phu Trong, lui demandant de libérer Hoang Duc Binh (n° 13), un militant des droits de l'homme à la santé déclinante condamné en 2018 à quatorze ans de prison.

D'autres activistes ont écopé de très lourdes peines. C'est le cas de Le Dinh Luong, blogueur de 52 ans condamné à vingt ans de prison en août pour «tentative de renversement de l'Etat». Ce militant prodémocratie, un vétéran, était venu en aide aux familles victimes de la vaste pollution provoquée par l'aciérie taïwanaise Formosa dans le centre du pays en 2016, et avait appelé à manifester contre l'entreprise. Or les autorités ont tout fait pour mettre sous le boisseau ce scandale économique et sanitaire qu'elles n'arrivent pas à gérer.

Tortures

«Si le régime se sent très fort à l'étranger, il se sait très faible vis-à-vis de sa population, juge Vo Tran Nhat, secrétaire exécutif du Comité Vietnam pour la défense des droits de l'homme (VCHR) en France. C'est pour cela qu'il frappe plus fort contre ses citoyens. Depuis deux ans, les incriminations et les cas sont de plus en plus nombreux et les peines de plus en plus lourdes.» Sans parler des passages à tabac, des tortures et des pressions psychologiques tous azimuts qui accompagnent les sanctions judiciaires.

Et tout laisse penser que 2019 s'inscrira dans cette tendance. Depuis que la loi sur la cybersécurité est en entrée en vigueur le 1er janvier, les internautes sont encore plus dans le viseur. Certains ont été interrogés, intimidés et arrêtés. Ce texte, qui fait l'objet de nombreuses critiques, vise à verrouiller l'activité sur les réseaux sociaux - un espace relativement ouvert, il y a peu encore, dans un pays de 96 millions d'habitants qui compte près de 64 millions de citoyens connectés. Ainsi, en 2016 et 2017, Facebook était devenu le porte-voix d'habitants, de victimes de la catastrophe de Formosa qui, photos, vidéos et posts à l'appui, ont largement documenté le désastre. Mais dorénavant, les plateformes du Web ont vingt-quatre heures pour retirer des publications considérées par le gouvernement comme une «atteinte à la sécurité» de l'Etat, au «drapeau» ou aux «héros» nationaux. «Mais tout cela reste très opaque. Qui décide et surtout comment le gouvernement a-t-il accès aux données des utilisateurs ? interroge Jade Dussart, responsable du programme Asie au sein de l'ONG Action des chrétiens pour l'abolition de la torture (Acat). Il exige que les fournisseurs d'accès et les Gafa lui remettent des contenus jugés illégaux et que leurs serveurs soient hébergés sur le sol vietnamien, et non plus à Singapour ou à Hongkong.»

A Reporters sans frontière, Daniel Bastard parle d'une «zone grise». Et rappelle que Facebook (58 millions de comptes au Vietnam) a «un an pour installer ses serveurs au Vietnam et se conformer à la loi du régime. Nous faisons un plaidoyer auprès de Facebook pour qu'il ne cède pas. Les Gafa risquent gros en termes d'image et l'économie vietnamienne a tout à perdre avec cette loi». Le régime s'est doté d'un arsenal policier efficace en ligne. «Déjà, dans les années 2011-2012, Hanoi avait créé le département A68 pour contrôler Internet», poursuit Vo Tran Nhat du VCHR. Fin 2017, Hanoi a beaucoup communiqué lors de la création de la Force 47, une unité de 10 000 cybermilitaires chargés de traquer les abus et les «forces réactionnaires et hostiles», selon les termes de Nguyen Phu Trong, qui porte aussi la casquette du secrétaire général du PC vietnamien.

«Tout cela donne l'impression que Google et Facebook sont des collaborateurs du régime communiste, dit Vo Tran Nhat. C'est terrible. Et le fait que le pouvoir vietnamien communique sur la Force 47 montre qu'il est en conflit avec sa population. Dans le fond, il n'arrive pas à sortir d'une logique de guerre. Car tout ce qui se passe sur Facebook lui fait peur.» Manifestation contre Formosa, relations tendues - sinon schizophréniques - avec la Chine, arbres abattus à Hanoi… Les réseaux sociaux ont souvent été le cœur militant, l'agora numérique d'une société civile vivace mais sous pression.

Toilettage

Ce n'est pas un hasard si la loi sur la cybersécurité proscrit les appels à manifester, qui n'ont pas manqué l'an passé. Des Vietnamiens, déjà opposés au texte sur Internet, sont descendus dans la rue pour critiquer un projet de loi visant à faciliter les investissements étrangers dans les zones économiques spéciales. Tous redoutaient une nouvelle mainmise du grand frère chinois, une influence néfaste sur l'économie, l'environnement, alors que les conflits territoriaux, les différends historiques et les relations commerciales sont teintés de reproches et de rivalités depuis des décennies. La police est descendue en force dans les rues des villes où la colère grondait. Arrestations, condamnations, répression : Hanoi a pris pour cibles des membres d'organisations jugées «illégales», «menant des activités de sabotage» : Brotherhood for Democracy, Viet Tan, Hien Phap Group, Mouvement national pour faire revivre le Vietnam…

Le régime se raidit de plus en plus depuis 2016. Cette année-là, au terme du 12e congrès du Parti communiste vietnamien, une équipe dirigeante plus intransigeante et conservatrice a pris les rênes. «C'est une faction beaucoup plus dure, militariste, proche de la Chine qui décide», note Vo Tran Nhat. Un «facteur exogène explique aussi ce raidissement, analyse Daniel Bastard de RSF. Alors qu'Obama avait tendu la main au pouvoir vietnamien, notamment avec le partenariat transpacifique (TPP), Trump s'en est retiré et affiche son mépris envers les droits de l'homme».

Ce retrait américain a désinhibé les régimes autoritaires de la région. Hormis la Malaisie, qui connaît une réelle alternance, les atteintes à la presse et la répression contre les sociétés civiles se multiplient, la Chine montrant la voie. Dès lors, Hanoi n'a eu aucun scrupule à déclarer que la défense des droits de l'homme et de l'Etat de droit était sa «top priorité». C'est en ces termes que le vice-ministre vietnamien des Affaires étrangères, Le Hoai Trung, est intervenu fin janvier à la 32e session du Conseil des droits de l'homme à Genève, qui examinait la situation de son pays. Trung a rappelé que Hanoi avait réalisé 175 des 182 recommandations formulées en 2014 lors du précédent examen. Et notamment un toilettage du code pénal qui a consisté en partie à donner de nouveaux numéros à des articles de loi jugés liberticides et non conformes aux normes internationales. Et pour le reste à ajouter de nouveaux crimes. Toujours au nom de la «sécurité nationale». Car, selon les autorités, il n'y a pas de «prisonniers politiques au Vietnam, que des gens qui violent la loi».

14 activistes dans le viseur des autorités vietnamiennes

1. Duong Thi Lanh, utilisatrice de Facebook, 36 ans

Arrêtée le 30 janvier dans la province de Dak Nong (centre), elle a été repérée après s’être connectée à deux comptes jugés suspects par les autorités. Trois jours plus tôt, elle confiait à ses abonnés sur Facebook avoir participé en juin à des manifs contre les projets de loi sur la cybersécurité et sur les baux à long terme accordés aux firmes étrangères dans des zones économiques spéciales. Elle poste des textes sur les droits humains et la démocratie.

2. Huynh Truon Ca, membre du groupe Hien Phap, 47 ans

Arrêté le 4 septembre, il a été condamné à cinq ans et demi de prison. Les autorités lui reprochent d'avoir «créé, stocké, diffusé des informations, du matériel et des objets dans le but de s'opposer à l'Etat». Membre du groupe Hien Phap («Constitution»), il avait appelé à manifester quand il a été arrêté.

3. Tran Ngoc Phuc, utilisateur de Facebook, 21 ans

Etudiant, il a été convoqué par la police de la province de Ben Tre (Sud) le 1er février. Il a été accusé de diffuser des contenus jugés nuisibles au Parti communiste et au gouvernement. Phuc utilisait le compte «Ngoc Phuc» pour soutenir des groupes Facebook jugés «réactionnaires» et «politiquement hostiles», comme «Liking BBC Vietnamese».

4. Tran Van Quyen, utilisateur de Facebook, 20 ans

Le 23 janvier, la police de Binh Duong (Sud) l’a arrêté et incarcéré au centre de détention B34 à Cu Chi au motif qu’il était membre de Viet Tan, le parti pour la réforme, interdit au Vietnam.

5. Hyunh Thuc Vy, blogueuse, 33 ans

Engagée depuis 2008 pour la défense des droits humains, elle a été arrêtée en août et condamnée trois mois plus tard à deux ans et neuf mois de prison pour «offense au drapeau national». En 2017, elle avait repeint l'emblème national en signe de protestation.

6. Nguyen Hong Nguyen, utilisateur de Facebook, 38 ans

Arrêté le 16 juin à Cai Rang (Sud), ce chauffeur a été condamné le 22 septembre à deux ans de prison pour avoir mis en «ligne des informations sur un ordinateur ou un réseau de télécom au mépris des lois en vigueur».

7. Pham Thi Thu Thuy, ouvrière, 34 ans

Arrêtée le 18 juin à Hô Chi Minh-Ville, elle a été condamnée le 17 octobre à deux ans et demi d'emprisonnement pour «trouble à l'ordre public». Le 11 juin, elle avait manifesté contre les projets de loi sur la cybersécurité et sur les ZES où opèrent des firmes étrangères.

8. Do Cong Duong, journaliste citoyen, 54 ans

Arrêté le 24 janvier 2018 alors qu'il filmait une expulsion forcée dans la ville de Tu Son (au nord de Hanoi), il a été condamné à quatre ans de prison le 17 septembre pour «abus de liberté démocratique».

9. Ngo Van Dung, journaliste citoyen

Arrêté le 4 septembre à Hô Chi Minh-Ville, il est détenu dans l'attente de son procès. Il est poursuivi pour «trouble à l'ordre public». En juin, il avait filmé des manifestations contre l'ouverture de ZES au Vietnam. Il est également membre du Mouvement national pour faire revivre le Vietnam, du groupe Hien Phap qui éduque les citoyens au sujet de leurs droits.

10. Nguyen Van Vien, militant, 47 ans

Arrêté le 13 janvier, il serait détenu à Hô Chi Minh-Ville. Membre du mouvement Brotherhood for Democracy - fondé en 2013 pour la défense des militants des droits de l'homme -, il est poursuivi pour subversion et «activités visant à renverser l'administration du peuple». Nguyen Van Vien est devenu un militant de la cause environnementale après la catastrophe écologique de Formosa, une aciérie taïwanaise qui a déversé des tonnes de produits toxiques en 2016. Il a été arrêté avec un Australien d'origine vietnamienne, Chau Van Kham.

11. Le Anh Hung, journaliste, 35 ans

Arrêté le 5 juillet, il attend son procès à Hanoi. Membre du mouvement Brotherhood for Democracy, il est poursuivi pour «abus des libertés démocratiques pour porter atteinte aux libertés de l'Etat». Dans une lettre aux dirigeants, il avait critiqué l'ouverture de nouvelles ZES.

12. Truong Duy Nhat, blogueur

Ancien prisonnier, le blogueur de Radio Free Asia est porté disparu depuis le 26 janvier. Ce jour-là, il a été vu dans un grand centre commercial à Bangkok, la capitale thaïlandaise où, la veille, il aurait demandé un statut de réfugié auprès du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Après plusieurs posts sur son blog, il avait été condamné à deux ans de prison en 2014 pour «abus des libertés démocratiques».

13. Hoang Duc Binh, défenseur des droits humains, 36 ans

Arrêté en mai 2017, il a été condamné en février 2018 à quatorze ans de prison pour «abus de libertés démocratiques dans le but d'empiéter sur les intérêts de l'Etat». Vice-président du syndicat Viet Labor Movement et membre de «No-U Saigon», un groupe de footballeurs qui proteste contre les revendications de Pékin sur la mer de Chine méridionale, Hoang Duc Binh est un blogueur reconnu. Il écrit sur les questions environnementales et sur la grave pollution de l'aciérie Formosa en avril 2016.

14. Ngo Hao, ancien vétéran, 75 ans

Arrêté en février 2013 pour «subversion», cet ex-officier a été condamné par la suite à quinze ans de prison pour «activités visant à renverser l'administration du peuple». Il écrivait en ligne et soutenait le Bloc 8406, un groupe prodémocratie. Récemment, il a été victime d'une crise cardiaque, mais les autorités ont rejeté les demandes de libération faites par sa femme afin qu'il soit soigné.

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