Accueil

Société Police et Justice
Eva Joly : "Quand il est question de Sarkozy, la presse est freinée"
Karine Pierre / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Eva Joly : "Quand il est question de Sarkozy, la presse est freinée"

Entretien

Propos recueillis par

Publié le

Ancienne magistrate, ancienne candidate écologiste à la présidentielle de 2012 et député européen, Eva Joly est aujourd'hui avocate et enseignante. Avec son franc-parler et son ton tranchant, elle se confie à Marianne sur les affaires Sarkozy et "le troublant silence d'Emmanuel Macron".

Marianne : Vous avez qualifié la condamnation de Nicolas Sarkozy « d’inévitable, logique et juste »… Qu’entendiez-vous par là ?

Eva Joly :Les juges ont rendu un jugement très argumenté et cette condamnation me paraît parfaitement appropriée. Il faut lire le jugement de 254 pages, qui décortique exactement le détail de ce qui s’est passé entre Nicolas Sarkozy, son avocat Thierry Herzog et Gilbert Azibert*. On voit très bien comment Gilbert Azibert, haut magistrat au sein de la Cour de cassation a fait du lobbying et a essayé d’influencer des conseillers dans un sens favorable à Nicolas Sarkozy. La lecture de ce jugement et des écoutes Bismuth m’a laissé un très grand sentiment de malaise. La Cour de cassation est la plus haute juridiction du pays, le pilier même de l’institution judiciaire. Qu’un ancien président de la République se soit prêté à ces manœuvres me paraît très grave.

Au-delà de la seule défense de Nicolas Sarkozy, la peine de trois ans de prison dont un an ferme, peut passer pour sévère…

J’ai lu des journaux étrangers, et je peux vous dire au contraire que dans d’autres pays on félicite la France d’avoir une justice capable de juger ainsi ses élites. Aux Etats-Unis, en Espagne, et dans bien d’autres pays, j’ai lu des commentaires très élogieux sur la justice française. Mais en France, et ce n’est pas nouveau, à chaque fois qu’un homme politique est condamné, on ressort le même refrain des juges politisés et de la guerre entre les juges et les politiques. Cela me désole parce que cela ne peut que fragiliser les institutions. Cela en dit long aussi sur l’état de notre presse.

C’est-à-dire ?

La presse en France appartient à 80% à 8 personnes. Je constate que le jugement Bismuth a été couvert de drôle de façon. Même les journalistes du Parisien - et aujourd'hui de Paris Match, ndlr - ont éprouvé le besoin de protester contre leur direction. On voit bien, en regardant la télévision où en lisant certains journaux, qu’ils semblent « tenus » par leurs actionnaires. Comme si de nombreux freins étaient là, puissants, dès qu’il est question de Sarkozy. C’est quand même frappant de comparer les journaux français et étrangers sur le sujet ! Cela me préoccupe beaucoup. Je sens une urgence. L’Union européenne aujourd’hui parle des problèmes de la presse comme une menace pour nos démocraties. L’information est un bien public démocratique. L’urgence en France est aussi de réformer la législation qui régit la presse.

Vous êtes avocate aujourd’hui, et vous défendez toujours avec énergie vos anciens collègues magistrats…

Oui, bien sûr, je les défends car je suis aussi citoyenne et femme politique. La légitimité des juges en France tient à leur compétence, à leur mode de recrutement, à leur productivité et à leur travail. Selon les statistiques européennes, la France dépense 65 euros par habitant et par an pour sa justice. Les Allemands 121 euros ! Nous avons en France 3 procureurs pour 100 000 habitants, ils sont en moyenne douze dans les autres pays européens. Et quand ces autres pays ont 3,1 procédures pour 100 000 habitants, nous en avons plus de 7 ! Cela veut dire que les magistrats du parquet français, qui sont deux fois moins nombreux qu’ailleurs, traitent deux fois plus de dossiers ! En France, nous avons un système judiciaire qui fonctionne comme il peut, même s’il est lent. Mais il faut ajouter qu’il n’est pas corrompu ! C’est un atout énorme.

Vous avez observé les attaques visant le parquet national financier. Nicolas Sarkozy dit qu’il a été « créé pour lui » en 2013… Qu’en pensez-vous ?

Depuis le jugement du 1er mars, nous avons assisté à une cacophonie assez incroyable. Beaucoup de choses inexactes ont été dites. Notamment les accusations des sarkozystes à propos du PNF, qui parlent d’une « juridiction d’exception » ! Mais le PNF n’est pas une juridiction, et ne juge pas, c’est un parquet ! Ce PNF est l’enfant légitime des scandales politico-financiers qui n’ont pas commencé avec Nicolas Sarkozy. Il y a eu les scandales Urba, du RPR, de la mairie de Paris et en point d’orgue Balkany et Cahuzac, le ministre en charge de la fraude fiscale qui a fraudé le fisc ! Mais on veut tromper l’opinion en attaquant de la sorte le PNF dans le but de faire croire que ses enquêtes seraient politiques. Il faut le répéter, ce n’est pas le PNF mais ce sont des juges d’instruction qui ont renvoyé Nicolas Sarkozy en correctionnelle, et d’autres juges, du siège, qui l’ont condamné ! Dans le lot de sottises que j’ai entendu, il y a aussi eu ceux qui on dit qu'il n’était pas possible en France de condamner « sur un faisceau de présomptions ». Le code de procédure pénale dit que le juge décide d’après son intime conviction après un débat contradictoire devant lui.

Dans ce registre, la défense de Nicolas Sarkozy martèle l’absence de preuves... et le fait que les écoutes entre un avocat et son client seraient illégales.

Pures contre-vérités ! Les écoutes Bismuth ont été validées par la Cour de cassation, conformément à une jurisprudence ancienne. Quand un avocat est suspecté de participer à une infraction, il peut parfaitement être écouté. Et les écoutes sont des preuves ! Et quelles preuves ! Le jugement Bismuth est basé, entre autres éléments, sur ces écoutes. Ce n’est pas, comme je l’ai entendu dire, un jugement « impressionniste ». On voit bien que l’objectif derrière toutes ces attaques est de discréditer la justice. Cela me choque au plus haut point, de voir que dans mon pays on attaque la justice comme on l’attaque en Roumanie, en Pologne et en Hongrie. Les citoyens doivent s’en alarmer…

Comment interprétez-vous le silence du garde des Sceaux et du président de la République ?

Cela éclaire leur action d’une lumière particulière. Nous avons un garde des Sceaux qui porte maintenant une loi dont le but est de soit disant restaurer la « confiance de l’institution judiciaire ». Mais contrairement à ce que sous entend cet intitulé fallacieux, la confiance en la justice en France est excellente par rapport à d’autres institutions. Les études d'opinion disent que près de 50% des Français interrogées ont confiance dans la justice. C'est dans la moyenne de l'OCDE. Et avec 50%, la justice caracole très loin devant les politiques actifs au niveau national : les élus locaux ont encore globalement le respect des électeurs mais l'institution présidentielle n'inspire confiance qu'à un français sur trois et les partis politiques à un français sur dix. Le problème français, contrairement à ce que prétend Eric Dupond-Moretti ce n’est pas l’impopularité de la justice, mais l’impopularité des politiques ! Le silence du président actuel et de son garde des Sceaux devant les attaques de Nicolas Sarkozy et des siens envers la Justice ne peut que contribuer à accentuer cette défiance. Ce projet de loi sur la justice n’arrangera rien…

Dans ce projet de loi, il est quand même question de limiter la durée des enquêtes préliminaires et d’encadrer les surveillances des avocats, notamment leurs relevés téléphoniques…

Le problème de la durée des enquêtes préliminaires est une vraie question, mais limiter la durée, alors que nous sommes en pénurie d’agents, revient à ne pas faire certaines enquêtes. C’est un cadeau à la criminalité organisée. Il faut plus d’effectifs si l’on veut réduire la durée des enquêtes et rester armés face à la délinquance organisée. Il est important de dire que dans le dossier qui vient d’être jugé, l’enquête préliminaire ne concernait pas Nicolas Sarkozy mais était faite pour rechercher la taupe qui l’informait. La durée de cette enquête n’a nui à personne et l’examen des fadettes a été bref. Lorsque Nicolas Sarkozy affirme à TF1 que l’enquête préliminaire « l’innocentait », c’est un non-sens.

En tant qu’avocate aujourd’hui, vous n’êtes pourtant pas favorable à un renforcement du secret professionnel ?

Mais enfin, encore une fois, ces écoutes Bismuth ne sont pas illégales, elles ont été validées par la Cour de cassation. Un avocat ne peut pas participer à une infraction ! Dire que les écoutes des avocats sont interdites, cela veut dire créer une immunité pour 70 000 personnes dans notre pays. Qui le voudrait ? Par contre, il serait bienvenu de renforcer la protection procédurale des avocats pour les écoutes et l’utilisation des renseignements de connexion (les fadettes).

Autre argument, celui des enquêtes à filets dérivants. Les écoutes Bismuths sont intervenues au bout de six mois d’écoutes dans le cadre de l’affaire libyenne. Etait-ce justifié d’écouter si longtemps l’ancien président ?

L’affaire libyenne suit son cours. Dans ce dossier, ce dont on parle c’est un éventuel financement de la campagne présidentielle de 2007 par le dictateur sanguinaire Mouammar Kadhafi. Si c'est avéré, cela signifierait que l'élection d'un président de la République a été soutenue et en partie payée par des intérêts étrangers, ce qui est évidemment interdit et constituerait une infraction extrêmement grave. Qu’il y ait des écoutes judiciaires dans ce dossier me paraît tout à fait normal. J’ajoute qu’il existe déjà de nombreux éléments objectifs troublants… Nous verrons bien.

Dans quelques jours, mercredi 17 mars, le procès Bygmalion démarre. Selon cette enquête, qui a mis a jour des fausses factures payées par l’UMP, la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy de 2012 aurait couté plus de 40 millions d’euros. Le double du plafond légal. Vous étiez candidate écologiste en 2012, qu’est ce que cela vous inspire ?

La démocratie a un prix. Le financement public des campagnes est un pilier de notre démocratie. On voit au Etats-Unis, où c’est sans limite, la présidentielle coûte 6 milliards de dollars. Cela veut dire que ces campagnes sont financées par les multinationales et que du coup, par définition, cela rend ensuite les réformes nécessaires impossibles ! La France s’est dotée d’un financement public, avec un plafond qui assure une forme d’égalité entre les candidats. Quand j’ai été candidate en 2012, nous avons dépensé 1,8 millions d’euros ! S’il a doublé le plafond, Nicolas Sarkozy a faussé le fonctionnement de la démocratie. Cela aussi, c’est aussi une infraction très grave… C’était sa campagne présidentielle. Il n’y avait qu’un seul bénéficiaire des dépassements… c’était lui.

Par le hasard du calendrier, la même semaine, la Cour de justice de la République a blanchi Edouard Balladur dans l’affaire Karachi et condamné François Léotard à deux ans avec sursis… Comment comprendre que devant le tribunal correctionnel, leurs bras droit, ont écopé dans le même dossier de 5 ans de prison dont trois fermes ?

C’est choquant intellectuellement… Voilà la différence entre une juridiction de droit commun et un tribunal d’exception composé de pairs. Selon moi, la CJR est une institution inutile, qui doit être supprimée. Dans la plupart des pays comparables à la France cette institution n’existe pas.

En tant que juge aviez-vous eu affaire à Eric Dupond-Moretti ? Comment avez-vous réagi à sa nomination ?

Non je ne l’avais jamais croisé… J’ai trouvé ce choix curieux, pas naturel. Il y a de merveilleux avocats qui ont fait de merveilleux ministres de la Justice et qui en feront encore. Je n’ai rien contre les avocats ministres de la justice. Mais Dupond-Moretti a passé sa vie à pourfendre les magistrats, alors le nommer à leur tête m’a paru antinomique. Je me suis dit que c’était de la part du président, un contre-emploi. Le temps n’a pas changé mon analyse initiale…

C’est-à-dire ?

Lui, l’ancien avocat, il porte une loi où il est question de supprimer les réductions de peine dites automatiques ! Ce système est le seul mécanisme à la disposition des directeurs de prison pour tenir leur prison. Dans les faits, en détention, le moindre mot de travers provoque la suppression des réductions de peines ! Je sais bien qu’on veut souvent faire croire qu’une personne condamnée à 10 ans de prison n‘en fera jamais que 5 par le jeu des réductions de peine. Mais c’est totalement faux ! Cela dépend pour beaucoup de son comportement. Dire dans la loi que l’on supprime les réductions de peine pour tout le monde, c’est méconnaitre la réalité du terrain alors que les conditions de détention en France sont encore terribles. C’est une erreur profonde, populiste. Eric Dupond-Moretti marche sur les plate-bandes de l’extrême droite…

Emmanuel Macron avait aussi promis la réforme du parquet à laquelle vous tenez vous aussi…

C’est une anomalie en France que les procureurs soient encore encore nommés par le gouvernement. C’était déjà dans le programme de François Hollande de couper ce lien, mais il ne l’a pas fait. Je me souviens du procureur de Nanterre, nommé contrairement à l’avis du conseil de la magistrature, qui avait classé des enquêtes gênantes pour Nicolas Sarkozy… Je regrette que François Hollande n’ait pas rendu le parquet indépendant quand il l’aurait pu. Je pense qu’aujourd’hui, cela ne sera pas possible pour assez longtemps.

Vous avez connu un parquet aux ordres, notamment dans les années 90, quand vous avez incarcéré l’ancien PDG d’Elf, alors patron de la SNCF. Aux débuts de l’affaire Elf, vous étiez face à un procureur de Paris hostile. La génération actuelle de magistrats du parquet est-elle différente de celles que vous avez connues ?

Même à l’époque où les procureurs étaient aux ordres de la Chancellerie, il y avait des magistrats du parquet admirables qui utilisaient leur liberté de parole, parfois au détriment de leur carrière. Je pense notamment à François Franchi. Mais c’est sûr, la nouvelle génération de magistrats va vers l’indépendance, les esprits sont dans ce sens, même si cela reste une lutte. Je sais d’où l’on vient. En 2007, à peine élu, Nicolas Sarkozy a voulu dépénaliser le droit des affaires…

Vous direz au vu des liens apparus ces derniers jours, qu’Emmanuel Macron est un enfant du sarkozysme…

Le président aurait dû dire stop depuis longtemps aux attaques des sarkozystes. Il est le garant de l’indépendance de la justice. Au lieu de cela, je constate qu’Emmanuel Macron n’a rien dit. Bien au contraire, il écrit au CSM pour lui demander comment renforcer la responsabilité des magistrats. Il aurait pu demander comment garantir l'indispensable indépendance du parquet. Les masques tombent.

*Nicolas Sarkozy, Thierry Herzog et Gilbert Azibert ont fait appel et sont présumés innocents.

A LIRE AUSSI : Du ferme pour Sarkozy : pourquoi le temps judiciaire est à l’orage

Votre abonnement nous engage

En vous abonnant, vous soutenez le projet de la rédaction de Marianne : un journalisme libre, ni partisan, ni pactisant, toujours engagé ; un journalisme à la fois critique et force de proposition.

Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne