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Enquête

Evangéliques : de Washington à Séoul, la mainmise de Dieu

Comme elles viennent de le montrer en Alabama, où leur lobbying a payé dans l’adoption d’une loi anti-avortement, les Eglises conservatrices montent en puissance dans le monde.
par Bernadette Sauvaget
publié le 16 mai 2019 à 20h26

Dieu comme grand timonier de la politique, les évangéliques (surtout les plus conservateurs d'entre eux) en rêvent. Et, par endroits, ils sont en passe de le réaliser. Par exemple aux Etats-Unis, où ils viennent de remporter une importante victoire avec l'adoption dans l'Alabama de la loi la plus restrictive en matière de droit à l'avortement. Leur lobbying a payé car la présidence Trump est pour eux une époque bénie. Le sociologue Philippe Gonzalez, auteur de Que ton règne vienne. Des évangéliques tentés par le pouvoir absolu (éditions Labor et Fides), égrène la longue liste des proches du président américain qui sont à l'œuvre au sein de l'administration pour mener à bien la révolution théoconservatrice à laquelle ils aspirent. Le plus connu d'entre eux, c'est bien sûr le vice-président Mike Pence, un catholique converti dans sa jeunesse au protestantisme évangélique. Il y a aussi la porte-parole Sarah Huckabee Sanders, qui avait déclaré que Dieu «voulait que Trump soit président».

Aux Etats-Unis, la droite religieuse (où se retrouvent aussi des cathos conservateurs) peut compter sur d'autres appuis : le très puissant secrétaire d'Etat Mike Pompeo, tout comme celui à l'Energie, Rick Perry, ancien gouverneur du Texas, eux aussi évangéliques. Et aux manettes de l'Education, un poste stratégique, on trouve Betsy DeVos. «Elle met en place une politique qui démantèle les programmes scolaires et qui favorise les écoles privées», explique Philippe Gonzalez.

L'ère Trump relève d'une sorte de paradoxe. Rarement un président des Etats-Unis n'a été, par son mode de vie (ses deux divorces notamment), si éloigné des valeurs chrétiennes conservatrices. Issu d'une famille protestante, il fréquente davantage les églises par opportunisme que par foi personnelle. Mais dans le même temps, jamais l'influence de la droite religieuse n'a été aussi marquée. «Nous assistons à l'émergence d'une troisième génération d'évangéliques conservateurs qui pénètre réellement les instances politiques du pouvoir», décrypte Philippe Gonzalez.

Navire amiral

Les Etats-Unis ne sont pas les seuls à être touchés par la montée en puissance de ces courants qui mêlent politique et religion, particulièrement la galaxie pentecôtiste, la plus offensive. Né en 1906 en Californie, le pentecôtisme est le dernier «réveil» évangélique. Il connaît une expansion mondiale et fait vaciller l'Eglise catholique dans ses bastions traditionnels, comme ceux d'Amérique latine. Selon la World Christian Database, il y avait, en 2017, plus de 600 millions de chrétiens pentecôtistes à travers le monde ; à titre de comparaison, l'Eglise catholique comptait 1,2 milliard de fidèles. A l'horizon de 2050, le pentecôtisme, toujours selon la World Christian Database, pourrait dépasser le milliard d'adeptes tandis qu'il y aurait 1,6 milliard de catholiques.

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L’explosion pentecôtiste est un phénomène dans l’hémisphère Sud. Il est marqué en Amérique latine ou en Afrique (au Nigeria, en république démocratique du Congo et plus globalement dans la région des Grands Lacs). Sur le continent africain, la confrontation a lieu, cette fois-ci, avec l’islam. Même si les Etats-Unis demeurent le navire amiral, des pays tels que le Brésil ou la Corée du Sud (autre terre de conquête) sont devenus des puissances missionnaires, suppléant depuis une quinzaine d’années aux organismes américains sur le terrain, comme on l’a vu lors des conflits en Irak ou en Afghanistan. A l’été 2007, les talibans avaient enlevé une vingtaine de missionnaires sud-coréens qui se trouvaient à bord d’un car en route vers Kaboul. A l’époque, les évangéliques de Corée du Sud avaient lancé de nombreuses missions dans les pays musulmans. Sans résultat significatif. Par la suite, des Etats arabes influents avaient fait pression sur Séoul pour que le passeport des leaders missionnaires influents leur soit retiré.

Sur le continent latino-américain, l'influence politique des pentecôtistes et des évangéliques conservateurs (de 15 à 40 % de la population selon les pays) devient très visible. L'élection du Brésilien Jair Bolsonaro le 28 octobre dernier a été une éclatante démonstration du pouvoir politique acquis en une quinzaine d'années par ces chrétiens conservateurs. «Le Brésil au-dessus de tout. Dieu au-dessus de tout», tel a été le slogan de Bolsonaro pendant sa campagne. Si le leader d'extrême droite est demeuré catholique, sa femme, elle, fréquente une église évangélique. Pour son raid électoral, Bolsonaro a bénéficié de l'important soutien d'Edir Macedo, fondateur de l'Eglise universelle du Royaume de Dieu (EURD), un colossal empire médiatico-religieux pentecôtiste, fondé en 1977 et qui revendique huit millions d'adeptes.

Réussite financière

Dans ces milieux, l’EURD, surnommée la «pieuvre», est considérée comme un modèle de réussite. Mais elle est aussi très contestée par les évangéliques de gauche, notamment à cause de la promotion qu’elle fait de la théologie de la prospérité. Cette théorie fumeuse - et peu évangélique - promeut la réussite matérielle et financière, considérée comme un signe de la bénédiction de Dieu. Très répandue (même en France, comme à Charisma, la plus importante Eglise indépendante pentecôtiste, fréquentée, en Seine-Saint-Denis, essentiellement par une population d’origine africaine), elle a permis l’enrichissement de pasteurs, en assurant la promotion d’un libéralisme économique débridé.

Un autre pays latino-américain, le Guatemala, était déjà tombé il y a quatre ans dans l’escarcelle politique de la galaxie évangélique. Contre toute prévision, en 2015, Jimmy Morales y avait été élu président, après une intense campagne des Eglises qui avaient organisé quarante jours de prières, des jeûnes et des veillées spirituelles. Ailleurs en Amérique latine, les leaders politiques (même de gauche) doivent désormais composer, lors des scrutins, avec les évangéliques et les pentecôtistes qui ont créé des partis. Cela a été récemment le cas au Chili, au Costa Rica - en 2018, le pasteur Fabricio Alvarado y avait été qualifié pour le second tour de l’élection présidentielle -, au Mexique…

Sur le continent latino-américain, il a fallu une quarantaine d’années pour que cette troisième génération de pentecôtistes et d’évangéliques arrive à peser de manière significative sur la politique. Cette mouvance très protéiforme a trouvé, dans les années 70, un contexte favorable pour s’enraciner solidement. Une partie de l’Eglise catholique promouvait alors la théologie de la libération et certaines franges se rapprochaient du marxisme. A cette époque, le dictateur chilien Augusto Pinochet, confronté à l’hostilité et à la contestation d’une partie de la hiérarchie catholique, se liait, lui, avec certaines églises évangéliques.

«Pour les Etats-Unis, les organismes missionnaires évangéliques et pentecôtistes ont effectivement participé de ce qu'on appelle le soft power», explique Yannick Fer, chercheur au CNRS, spécialiste du pentecôtisme. Cela a été particulièrement efficient dans le contexte de la guerre froide et de la peur du communisme, le pentecôtisme étant utilisé comme un rempart à la diffusion d'idéologies politiques. L'exemple le plus frappant est sans doute celui de la Corée du Sud, aux avant-postes de la division du monde d'alors en deux blocs. Dans les années 60 et 70, les Eglises pentecôtistes y ont fleuri. Selon des informations recueillies dans les milieux évangéliques, le pasteur Cho Yonggi, fondateur de la très puissante Yoido Full Gospel, l'un des grands leaders pentecôtistes mondiaux, a commencé sa carrière comme traducteur de l'armée américaine (il a été condamné en 2014 pour escroquerie).

Révolution interne

La galaxie pentecôtiste et évangélique a commencé à muer en force politique au tournant des années 2000. «En fait, la politisation avait déjà commencé sous l'ère du président Ronald Reagan», estime Philippe Gonzalez. Se théorise et se constitue alors une droite religieuse («théoconservatrice», selon le terme de Gonzalez), rassemblant des milieux catholiques et évangéliques conservateurs. L'un de ses théoriciens fut l'universitaire américain George Weigel, l'un des grands biographes et un proche du pape Jean-Paul II. «Pour eux qui défendaient une sorte d'élection divine des Etats-Unis, il s'agissait de réimposer une normativité chrétienne à la société américaine, de lutter contre la sécularisation», explique Philippe Gonzalez. Pour passer à la politique, il a aussi fallu une révolution interne dans les milieux évangéliques et pentecôtistes, portée par la théologie du combat spirituel de Peter Wagner. Il ne s'agissait plus seulement de convertir des individus et de sauver des âmes mais de reconquérir des territoires qu'ils estimaient abandonnés à Satan.

En 2004, le poids politique qu'ont déjà pris les évangéliques éclate au grand jour. George Bush, un «born again» (c'est-à-dire un converti au protestantisme évangélique), doit sa réélection à leur appui. Définie sous l'ère Reagan, la matrice idéologique et politique a gardé ses invariants : «Une focalisation sur les valeurs familiales, la lutte contre l'avortement ou les droits LGBT, l'opposition à la théorie de l'évolution ou aux gender studies», explique Yannick Fer. A l'aube du XXIe siècle, la force de frappe des pentecôtistes, très actifs dans les milieux populaires, réside sûrement dans leur capacité à s'agréger, comme on l'a vu au Brésil, à une forme de populisme.

Désormais, leurs projets de conquête se concrétisent essentiellement en Chine (où il y aurait une centaine de millions de protestants) ou dans le monde musulman. «Il y a effectivement une focalisation sur l'islam, l'idée que les pays musulmans constituent la frontière ultime où se jouera l'affrontement décisif», souligne Yannick Fer.

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Fin des temps

Dans ces mouvements religieux, la politique n'existe pas sans la théologie. En décembre 2016, ils ont obtenu leur plus éclatante victoire lorsque Donald Trump a pris la décision, sous leur influence, de transférer à Jérusalem l'ambassade des Etats-Unis, suivi aussitôt par le Guatemala. Dans l'idéologie et l'imaginaire politique de ces chrétiens, le soutien à Israël occupe une place centrale, pour des raisons éminemment théologiques et eschatologiques. Croyant à la fin des temps, ils espèrent le retour de Jésus sur Terre, soumis à la condition, selon une croyance élaborée au XIXe siècle dans ces milieux, à un retour de tous les juifs sur la terre d'Israël. D'où leur soutien indéfectible à l'Etat hébreu et leur volonté de peser désormais sur la géopolitique mondiale.

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