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Une détestation intacte quarante ans après la mort du philosophe

Le refus de Sartre

Le 19 avril 1980, l’enterrement de Jean-Paul Sartre mobilisa la foule, comme celui de Victor Hugo un peu moins d’un siècle plus tôt. Avec la disparition de Sartre, une époque d’engagements et de refus des corsets de la bienséance a semblé se refermer. L’exhibitionnisme médiatique ou l’enfermement universitaire ont ensuite caractérisé deux pôles du monde intellectuel. Aussi éloignés l’un que l’autre du modèle sartrien.

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John Keane. — « Figure With a Red Top » (Silhouette coiffée de rouge), 2012
© John Keane

Il y a un paradoxe Sartre. Celui qui symbolise « l’intellectuel total, présent sur tous les fronts de la pensée, philosophe, critique, romancier, homme de théâtre  », peine à trouver une place posthume digne de ce nom dans son pays. Le paradoxe est accentué par le rayonnement toujours actif de sa pensée et de ses écrits à l’étranger. C’est que l’Hexagone s’éclaire désormais aux lanternes du conformisme consensuel auquel les (pseudo-)débats télévisuels ou radiophoniques ne parviennent même pas à donner l’illusion d’un souffle déstabilisateur. L’étriqué et le convenu sont bien éloignés de celui qui ne cessa, après la seconde guerre mondiale, d’en découdre, de se lancer dans la bataille, de prendre des risques. Une certaine intelligentsia récuse en Sartre son statut de représentant de l’intellectuel engagé « à la française ». Seule œuvre à faire l’unanimité, Les Mots (1964). Les gloses n’en finissent pas sur « la grande œuvre de l’écrivain », et ce n’est pas un hasard : cette autobiographie narrant son enfance et sa jeunesse ne dérange personne. La pensée unique de droite comme de gauche a su identifier l’ouvrage lui permettant de se défausser de détester unilatéralement l’intellectuel, et, simultanément, de le remiser au « magasin des accessoires » datés, dépassés.

Dépassés et usés jusqu’à la moelle de l’erreur. Car, nous l’a-t-on assez seriné, Sartre se serait toujours trompé. À moins que cette accusation ne se retourne contre les accusateurs. Faisons nôtres ces mots revigorants de Guy Hocquenghem quelques années après la mort de l’auteur des Chemins de la liberté : « Vos âmes avaricieuses et pauvres, puritaines et théoristes, ont cent fois voulu tuer Sartre ; et plus vous le reniez, plus vous le ranimez. Plus vous le repoussez, plus il vous étreint, il vous entraîne avec lui dans la mort. Le vrai Sartre échappe au tombeau de respect renégat et de trahison où vous aviez voulu l’enfermer.  »

Depuis son décès en 1980, peu de choses auront été épargnées à celui qu’on (...)

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Anne Mathieu

Maîtresse de conférences en littérature et journalisme à l’université de Lorraine, directrice de la revue Aden.

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extrait par Anne Mathieu Lu par Thibault Henneton +-
Le 19 avril 1980, l’enterrement de Jean-Paul Sartre mobilisa la foule, comme celui de Victor Hugo un peu moins d’un siècle plus tôt. Avec la disparition de Sartre, une époque d’engagements et de refus des corsets de la bienséance a semblé se refermer. L’exhibitionnisme médiatique ou l’enfermement universitaire ont ensuite caractérisé deux pôles du monde intellectuel. Aussi éloignés l’un que l’autre du modèle sartrien.

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Lundi 5 juillet 2021

Dirigeant du Rassemblement national, Sébastien Chenu a une idée aussi particulière de l’histoire de la vie intellectuelle française que de celle de l’Occupation. Le 3 juillet, lors du congrès de son parti, il a ainsi cherché à démontrer que Jean-Paul Sartre avait été « l’homme de toutes les erreurs, de tous les aveuglements ». À cet effet, il a déclaré : « Depuis 1968, la pensée de Jean-Paul Sartre a irrigué l’ensemble des intellectuels, les universitaires, les médias. » Pour que cette prétendue « irrigation » semble encore plus répréhensible, M. Chenu a accusé Sartre : « Il aimait les Allemands au moment de l’Occupation. »

Affirmer que la pensée de Sartre irrigue l’ensemble des intellectuels et des médias depuis plus de cinquante ans est une stupidité sans nom. Depuis des décennies, au contraire, Sartre est devenu l’incarnation de l’intellectuel qu’on maudit un peu partout, pour les motifs les plus divers, à l’extrême droite, mais aussi à droite et dans une assez large partie de la gauche. À moins de ne jamais lire Le Point, Michel Onfray, Le Figaro, Jacques Julliard, L’Express, Le Monde, Pierre Nora, Marianne, il est difficile de prétendre que Sartre en serait la figure de proue. Albert Camus, George Orwell et Raymond Aron tiennent ce rôle, Sartre, non.

Quant à l’Occupation, un terrain qu’on aurait imaginé glissant pour un parti d’extrême droite qui célébra tour à tour Charles Maurras, Philippe Pétain et Robert Brasillach, Daniel Cordier, qui fut le secrétaire de Jean Moulin, est sans doute plus qualifié que M. Chenu pour en parler. Son dernier livre, qui vient d’être publié à titre posthume, établit en effet qu’il a rencontré Sartre à Paris sous l’Occupation, en 1943. Cordier témoigne que l’écrivain était, si l’on ose employer cette litote, très loin d’« aimer les Allemands » : « Il m’expose son projet de créer un mouvement de Résistance. Sa voix métallique, modulée par une pensée maîtrisée, rend lumineux son propos. Je l’écoute en toute confiance grâce à la simplicité du contact direct qu’il établit. En lui répondant de mon mieux, je suis heureux d’intéresser un homme de cette qualité. J’éprouve auprès de lui un sentiment de sécurité, même quand je discerne un point de désaccord. » Dans un Paris occupé par les troupes nazies, Sartre expose au secrétaire de Jean Moulin : « La Résistance d’accord, mais à condition que sa victoire ne soit pas celle du fascisme que nous combattons. Avec des amis, nous sommes décidés à plonger dans l’action, mais nous avons besoin d’être aidés matériellement dans notre combat : faire sauter des camions et des trains, tuer des Allemands… »

L’extrême droite, dont Sébastien Chenu est l’héritier, a par ailleurs cherché à assassiner Sartre au moment de la guerre d’Algérie. Elle ne fait que persévérer en le détestant encore, plus de quarante ans après sa mort.

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