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Les blessures à l'âme des tueurs à distance

Brandon Bryant, 27 ans, ne cesse, depuis quelques mois, de décrire aux médias ses affres d'opérateur de drone.

Par  (Londres, correspondant)

Publié le 18 juin 2013 à 17h49, modifié le 19 juin 2013 à 20h35

Temps de Lecture 3 min.

Des opérateurs de l'US Air Force dirigent un drone MQ-9 lors d'un entraînement sur la base de Holloman, au Nouveau-Mexique, en octobre 2012.

"Deux des trois gars que nous pourchassions étaient morts, mais le troisième avait perdu sa jambe droite, et il courait encore... Et je regardais ce type se vider de son sang." Brandon Bryan observait sur l'écran de contrôle les conséquences du tir, depuis un drone Predator, de trois missiles qu'il venait de déclencher en Afghanistan, à plus de 10 000 km du cockpit climatisé où il était assis, dans le Nevada. Là-bas, l'homme était en train de mourir : il le savait car, sur l'image thermique, son sang prenait peu à peu la même couleur que le sol. "En fermant les yeux, je continuais à voir chaque petit pixel. C'est moi qui avais guidé les missiles, j'avais perdu le respect de la vie."

Brandon Bryant, 27 ans, ne cesse, depuis quelques mois, de décrire aux médias ses affres d'opérateur de drone. Syndrome de stress post-traumatique (PTSD en anglais), ont diagnostiqué les médecins après qu'il eut servi, entre 2006 et 2011, dans des bases du Nevada, du Nouveau-Mexique et en Irak. Angoisses, insomnies, alcoolisme, incapacité à communiquer. Et le sentiment insupportable que "les gens ne se rendent pas compte de ce qui se passe là-bas et [qu']ils s'en moquent". L'ancien opérateur n'est pas certain que les trois hommes qu'il a tués ce jour-là étaient des talibans ni même qu'ils étaient menaçants. Mais il n'était pas en position, dit-il, de se poser de questions.

Il s'est mis à haïr "ce cockpit qui sentait la sueur" et qu'il aspergeait de désodorisant. Un jour, il s'est effondré, a craché du sang. Croyant l'encourager, ses supérieurs lui ont tendu une feuille, une sorte de palmarès : la liste des missions auxquelles il avait participé. Il avait contribué, au total, à donner la mort à 1 626 personnes. "Ce diplôme, je ne voulais pas l'avoir. J'avais le dégoût de moi-même." Il ne supportait plus le déphasage entre sa vie quotidienne dans un coin tranquille des Etats-Unis et la violence déclenchée par les drones télécommandés.

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Au magazine allemand Der Spiegel, Brandon Bryant a raconté en décembre 2012 son engagement, à l'âge de 20 ans, dans l'US Air Force. Son apprentissage du guidage des caméras et des lasers embarqués sur un drone, de l'analyse des cartes du sol et des données météo. Son désir acharné d'éliminer "les types dangereux dont on avait la liste des méfaits sous les yeux" . Puis son premier choc : ne pas avoir pu prévenir à temps des soldats américains avançant sur une route d'Irak de la présence d'une bombe que son drone avait repérée. Il a décrit aussi l'irruption, un autre jour, d'un enfant dans la zone de tir à un moment où le missile est déjà parti. Et la phrase lancée ensuite pour se rassurer : "Non, c'était un chien."

Brandon Bryant n'est pas le seul. Le taux de troubles mentaux décelés chez les opérateurs de drones est le même que parmi les pilotes d'avions de guerre classiques déployés en Irak et en Afghanistan, a révélé en février une enquête du ministère américain de la défense. "Les pilotes d'aéronefs télécommandés [drones] sont témoins de carnages, pas les pilotes d'avion normaux : ces derniers quittent la zone aussi vite que possible", a commenté Jean Lin Otto, médecin épidémiologiste et coauteure de l'étude. "C'est vraiment beaucoup plus intime pour nous, parce que nous voyons tout", confirme Brandon Bryant. Près d'un opérateur de Predator ou de Reaper sur deux souffre d'un "important stress opérationnel", a établi une autre étude en 2011.

A en croire les experts, ces affections sont liées au fait de travailler dans un lieu confiné, selon des horaires postés inflexibles, et à la difficulté de "jongler simultanément entre les exigences de la vie domestique et les phases de combat".

Le stress de l'opérateur de drone devient une préoccupation majeure pour l'armée de l'air américaine à mesure que leur nombre décolle. Ils sont aujourd'hui 1 300, soit quatre fois plus qu'en 2008. Et l'US Air Force forme désormais davantage de pilotes pour ses drones que pour ses avions de combat et bombardiers combinés.

Etait-ce une façon de récompenser le sacrifice psychique spécifique à ces militaires ? L'ex-ministre de la défense Leon Panetta avait annoncé, mi-février, la création d'une médaille destinée aux combattants des drones et du cyberespace. Devant les protestations des militaires et des anciens combattants, son successeur, Chuck Hagel, y a renoncé en avril. Un blog satirique avait brocardé la "distinguished warfare medal" mort-née en la représentant sous la forme d'une manette de jeu vidéo Xbox en or massif pendant à un ruban tricolore.

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