Vietnam

Nos trente heures dans leur guerre de trente ans

Sous le titre Le Vietcong au sommet de Notre-Dame, trois activistes de la solidarité avec le peuple vietnamien, Bernard Bachelard, Noé Graff et Olivier Parriaux, ont publié, aux Éditions Favre, un ouvrage sur leur action spectaculaire à Paris en 1969, lorsqu’ils avaient déployé un drapeau révolutionnaire sur la cathédrale. Entretien.

Photo historique du drapeau Viet Cong sur Notre-Dame
Les sapeurs-pompiers décrochent le drapeau hissé sur la cathédrale, 19 janvier 1969
Musée des sapeurs-pompiers de Paris

Quelle était votre intention en rédigeant ce livre ?

Pourquoi nous racontons-nous un demi-siècle plus tard ? Le déclic pour nous fut le tragique incendie de Notre-Dame de 2019. Facile à dire pourquoi nous y sommes allés, mais pas facile de dire pour quoi, question que nous nous posons aujourd’hui encore, que nous avons travaillée ces trois dernières années et qui tient dans un bref titre intelligemment provocateur de The Economist «Vietnam : America lost, capitalism won». 

Autre incitation : trois jours après l’incendie, le Nhân Dân, organe officiel du PC vietnamien et du ministère de la Défense, affirma que la présence de la bannière du FNL au sommet de Notre-Dame figurait sans conteste dans la liste des événements majeurs vécus par l’édifice dans son Histoire pluriséculaire. Nous étions loin de prétendre cela, mais l’idée est pertinente.

Votre action sur la flèche de Notre-Dame a-t-elle eu un écho dans le mouvement antiguerre à l’époque ?

L’action eut un large écho dans la presse française, y compris dans Le Monde qui publia notre communiqué anonyme, puis une diatribe du pouvoir de Saïgon qui accusa le Front national de libération (FNL) d’avoir commandité une profanation de Notre-Dame, ce que le FNL démentit catégoriquement, appuyé par l’évêque qui précisa que seul l’intérieur de la cathédrale était sacré, l’extérieur appartenant à la France. Rien ou presque dans la presse suisse. 

Quant à l’écho dans le mouvement antiguerre, nous ne pouvons que faire des déductions, car nous nous sommes abstenus de toute communication ; mais le fait que le syndicat étudiant UNEF ainsi que le Comité Viêtnam national – organismes incontestablement sérieux – revendiquèrent cet acte implique que celui-ci représentait un véritable potentiel mobilisateur. 

Ce qui nous intéressait plutôt, c’est l’effet dans la négociation à son ouverture, soit la reconnaissance du FNL et la marginalisation du pouvoir de Saïgon. Nous ignorons ce que Kissinger en a pensé, mais nous savons maintenant par le témoignage de survivant·e·s du FNL et du Nord Viêtnam qu’ielles s’en réjouirent, mais se turent pour ne pas froisser le pays d’accueil. Tout aussi important est l’écho dans le mouvement antiguerre américain qui se rassembla au Capitole pour y accueillir Nixon, le président, à son investiture. Bill Zimmerman, codirigeant du mouvement avec Jane Fonda, se remémore la joie ressentie à la lecture de la une du New York Times qui relate l’événement avec photo.

Vos droits d’auteur seront intégralement versés pour soutenir Tran To Nga, une victime combative de « l’agent orange ». Pouvez-vous nous en dire plus sur cet agent et ceux qui l’ont produit ?

« L’agent orange » est un puissant désherbant et défoliant chimique développé et fabriqué par Monsanto. 70 millions de litres furent dispersés sur les forêts et cultures du Sud-Vietnam de 1961 à 1971, premier écocide délibéré de l’Histoire. Cet agent, et ses variants, contiennent une forte concentration (50 fois plus élevée que dans le produit à destination agro-industrielle) de « dioxine de Seveso » très toxique : une cuillère à soupe dans le réseau d’eau potable de Los Angeles provoquerait la mort de toutes et tous ses habitant·e·s. La dioxine se lie fortement avec des récepteurs intracellulaires du corps humain, altère leur code de production d’enzymes, hormones et protéines, causant des difformités fœtales et maladies chroniques. Aujourd’hui encore, 6 000 bébés environ naissent difformes chaque année. 

Tran To Nga était agente de liaison du FNL. Elle fut aspergée, en perdit sa première enfant ; ses deux cadettes gardent comme elle les stigmates de cet empoisonnement. En 2014, elle porta plainte contre Monsanto, Dow Chemical et douze sociétés impliquées dans la fabrication de ces agents. Elle se bat depuis lors avec le soutien d’avocat·e·s bénévoles contre ces sociétés, armées de bataillons d’avocat·e·s, usant de toutes les astuces juridiques possibles, comme exiger d’elle la production d’un certificat de travail du FNL… Nous consacrerons l’entièreté de nos droits d’auteur au soutien de sa cause.

Après avoir rappelé les difficultés et les contradictions du régime issu de la victoire militaire en avril 1975, vous jugez, sans vous prononcer sur l’avenir, que le Vietnam se trouve à la croisée des chemins : « nouveau dragon capitaliste ou/et despotisme bureaucratique ». Qu’est-ce qui pourrait faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre ?

La croisée des chemins, c’était en 1986, au moment où – onze ans après la victoire du Nord non partagée avec le FNL, la généralisation de la mise en coopérative, la tragédie des boat people (réfugié·e·s arrivant par la mer), la 3e guerre d’Indochine contre les génocidaires de Pol Pot soutenu·e·s par la Chine (1978), l’agression de celle-ci au nord du pays, l’embargo général imposé par les USA – le pays réunifié précipitamment est au bord de la famine. C’est l’introduction d’une « économie de marché à orientation socialiste », appelée le Đô’i Mó’i (renouveau). 

En à peine six ans, le Vietnam devient le 3eexportateur mondial de riz et s’ouvre largement au capital international avec les problèmes inhérents : exploitation des matières premières exportées brutes, force de travail éduquée mais non qualifiée, constituant une masse de travailleurs·euses fluctuante et instable qui ne constitue pas la base d’une culture ouvrière manufacturière. Paradoxalement, l’adhésion du Vietnam en 2007 à l’Organisation Mondiale du Commerce – institution éminemment capitaliste – posa problème, car les critères liés au droit du travail n’étaient pas satisfaits : il n’y avait qu’un seul syndicat au niveau national, bien incapable de traiter tous les conflits, d’où les milliers de grèves sauvages.

C’est ainsi que nous voyons la question de la croisée des chemins aujourd’hui : la dérive de la composition sociologique du parti tend-elle vers un nouveau dragon capitaliste à gouvernance despotique ? Ou le peuple, actuellement objet de la Constitution du peuple par le peuple et pour le peuple, pourrait-il en devenir le sujet ? Le général Giap, ancien ministre de la Défense du Nord Vietnam, faisait un constat peu optimiste juste avant son décès en 2013 à l’âge de 102 ans.

Une action du même type pourrait-elle inspirer le mouvement de solidarité avec le peuple ukrainien ?

Au tournant de nos huitante ans, nous ne serions plus à même de déployer le drapeau ukrainien sur le toit du Kremlin ! Blague à part, ce que nous retenons de notre action, c’est qu’elle fut certes transgressive et clandestine, mais pacifique. Elle ne mit en danger que nous-mêmes et ne gêna personne… sauf les automobilistes bloqué·e·s par celles et ceux qui s’arrêtèrent sur les quais de Seine pour observer le ballet hélitreuillé du décrochage. La réponse à cette question pertinente est oui, sans vouloir développer ici, car les financiers·ères et industriel·le·s – et leurs très astucieux·euses et riches avocat·e·s – qui enfreignent les sanctions sont si puissant·e·s que toute dénonciation militante ouverte court un risque pécuniaire possiblement dévastateur. 

La jeunesse d’aujourd’hui a démontré, sur les questions du climat, une grande intelligence des pratiques non-violentes, pleine de sens, mais qui peuvent s’avérer coûteuses.

Propos recueillis par Daniel Süri