Au Québec, tout le personnel soignant fait de grands sacrifices ces jours-ci. Pour éviter d’infecter leur famille, certains vont même jusqu’à se séparer de leurs enfants durant des semaines. La Presse vous raconte six histoires crève-cœur de combattants de la pandémie.

S’isoler pour aller au front

« Quand est-ce qu’on va pouvoir recommencer à te faire des câlins ? »

La Dre Christine Meyers a le cœur en miettes chaque fois que ses filles lui posent la question ces jours-ci.

Comme de nombreux autres enfants du personnel soignant « au front » contre la pandémie de la COVID-19, Anna, 7 ans, et Béatrice, 9 ans, vivent de grands bouleversements.

Les fillettes comprennent que leur maman – urgentologue à l’hôpital Royal Victoria de Montréal – doit rester en santé pour pouvoir sauver des vies. Mais tout de même, « il y a souvent des larmes », raconte leur papa Hugh McGuire.

PHOTO FOURNIE PAR HUGH MCGUIRE

L’urgentologue Christine Meyers avec son conjoint Hugh McGuire et leurs filles Anna, 7 ans et Béatrice, 9 ans

Après avoir fait un conseil de famille, la Dre Meyers a décidé de s’isoler tant qu’elle travaillerait aux urgences. Elle reste seule dans le domicile familial, alors que son conjoint et leurs filles ont déménagé dans la maison d’une proche pour une durée indéterminée. Ils vivent encore dans la même ville, mais plus dans le même quartier.

« Je suis vraiment inquiet pour ma femme quand je regarde tous ces médecins décédés et infectés en Italie et en Espagne, tout ça en faisant simplement leur travail », explique M. McGuire. Le manque d’équipements médicaux, dont les masques N95, ne le rassure pas du tout.

La séparation est difficile, mais imaginer qu’elle risque sa vie pour en sauver d’autres, c’est plus difficile encore.

Hugh McGuire, dont la conjointe Christine Meyers est urgentologue

Les filles communiquent le plus souvent possible sur FaceTime avec leur maman. Elles vont aussi faire des promenades en famille, en maintenant deux mètres de distance avec l’urgentologue. « C’est très bizarre comme situation, mais c’est mieux que de ne pas se voir du tout », raconte le papa qui travaille de la maison tout en s’occupant de ses filles.

L’autre matin, Béatrice s’est fait une écharde au pied. D’habitude, c’est « Dre Maman » qui s’occupe des petits bobos. « Ce matin-là, Béatrice était très triste de ne pas voir sa maman, raconte M. McGuire, mais en général, les filles s’adaptent bien ; les enfants sont souvent meilleurs que les adultes là-dedans. »

Les familles interviewées dans ce reportage ont accepté de témoigner pour convaincre les gens de respecter les consignes de confinement. « Mes filles veulent retrouver leur mère le plus tôt possible », affirme le père de famille.

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Nombre de travailleurs de la santé qui ont été infectés par la COVID-19 au Québec depuis le début de la pandémie (en date du 8 avril)

Source: ministère de la Santé et des Services sociaux

« Le risque zéro n’existe pas »

Urgentologue à l’Institut de cardiologie de Montréal, le Dr Gilbert Boucher a aussi décidé de se séparer de sa famille pour une durée indéterminée. La décision a été difficile à prendre.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Le Dr Gilbert Boucher, urgentologue à l’Institut de cardiologie de Montréal

« C’est dur pour moi de ne pas voir mes enfants ; c’est dur pour ma conjointe de ne pas pouvoir compter sur moi. C’est dur pour tout le monde, en fait », dit le Dr Boucher.

« J’avais beau me changer et me laver les mains en sortant de l’hôpital, me déshabiller dans l’entrée, prendre une douche en arrivant et remettre des vêtements propres avant d’entrer en contact avec mes enfants, le risque zéro n’existe pas », explique-t-il.

PHOTO FOURNIE PAR GILBERT BOUCHER

L’urgentologue Gilbert Boucher avec sa conjointe Sarah et leurs deux enfants Elizabeth, 9 ans, et Elliot, 10 ans

Plusieurs de ses collègues s’isolent comme lui, que ce soit en vivant sur un étage distinct du reste de la famille, dans une pièce différente ou carrément dans un autre logement.

Sa conjointe Sarah et leurs deux enfants, Elizabeth, 9 ans, et Elliot, 10 ans, se sont installés dans leur résidence secondaire à la campagne alors que lui reste seul en ville.

Lorsque sa famille est partie lundi dernier, cela faisait déjà plusieurs jours qu’ils avaient des discussions à ce sujet.

Je voulais les préparer le mieux possible parce qu’on ne sait pas combien de temps ça va durer. Je ne vous cacherai pas que ça a été déchirant. On a pleuré.

L’urgentologue Gilbert Boucher

Le Dr Boucher, qui est aussi président de l’Association des spécialistes en médecine d’urgence du Québec, indique qu’un peu plus de 10 % de ses membres – son association en compte 180 – ne peuvent pas travailler à l’heure actuelle, car ils sont soit infectés (3), soit en quarantaine (19). « Pour ma famille, mais aussi pour mes patients, je ne peux pas tomber malade. »

Chaque jour, ses enfants et lui s’échangent des textos et se parlent au téléphone. Il appelle aussi sa mère, qui vit dans une résidence pour personnes âgées autonomes. « Je le sens autour de moi, le poids de l’isolement social de plus en plus lourd plus la crise s’allonge, décrit le Dr Boucher. C’est pour ça qu’il faut que tout le monde respecte les consignes. »

« Je ne voulais pas mettre la vie de ma petite-fille en danger »

« La COVID-19 me vole des moments précieux avec ma petite-fille que je ne pourrai pas revivre. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Marie-Hélène Carrier, infirmière clinicienne

Au bout du fil, l’infirmière clinicienne Marie-Hélène Carrier est à la fois triste et résignée. Elle ne peut pas laisser tomber ses patientes à qui elle rend visite à domicile pour un suivi de leur nouveau-né ni les enfants qui viennent la voir au CLSC pour recevoir leurs vaccins.

Mais elle ne peut pas, non plus, mettre à risque la personne la plus précieuse dans sa vie.

PHOTO FOURNIE PAR MARIE-HÉLÈNE CARRIER

Marie-Hélène Carrier et sa petite-fille Hayden

À chaque semaine depuis la naissance de Hayden, la jeune grand-maman accueillait sa petite-fille chez elle pour le week-end, question de donner un peu de répit à la maman qui l’élève seule. L’enfant, qui a aujourd’hui 15 mois, y a même sa propre chambre.

Depuis le début de la pandémie, l’infirmière, âgée de 47 ans, a cessé de la garder à contrecœur.

C’est tellement difficile d’être séparée d’elle. La dernière fois que je l’ai vue, elle marchait avec hésitation. Et là, elle court. Ce sont des petits moments qui ne reviendront pas.

L’infirmière clinicienne Marie-Hélène Carrier, qui a décidé de ne pas voir sa petite-fille

Bien que le réseau de la santé soit en état d’alerte depuis un mois, c’est seulement lundi dernier – soit trois semaines après le début du confinement – que l’infirmière a reçu la consigne de porter le masque d’intervention pour faire ses visites à domicile auprès de nouveau-nés et lors de la vaccination des tout-petits. « Dans un contexte où on sait qu’il y a des cas asymptomatiques dans la population et que je voyais plusieurs familles chaque jour, raconte l’infirmière en CLSC, je ne voulais pas mettre la vie de ma petite-fille en danger. »

« Par chance, je n’ai pas contaminé ma femme et mes enfants »

Dès la fin mars, le Dr Jean-Pierre Villeneuve s’est installé au sous-sol de sa maison montréalaise. Bien qu’ils vivent sous le même toit, le médecin de famille a coupé tout contact physique avec sa femme et ses trois enfants.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Le DJean-Pierre Villeneuve, médecine de famille à l’hôpital de Verdun

Après son quart de travail à l’unité de médecine familiale à l’hôpital de Verdun, il a pris l’habitude de rentrer par le garage et d’y enlever tous ses vêtements avant de se doucher puis de descendre au sous-sol. Sa conjointe lui laissait des plats à la porte.

À ce moment-là, il n’était pas infecté, mais il redoutait de l’être. Avec raison. Ce qu’il craignait arriva. Toutefois, grâce aux mesures draconiennes qu’il a prises, ses proches ont été épargnés.

« Heureusement, je n’ai pas contaminé ma femme et mes enfants. Je m’en serais tellement voulu », dit le médecin de famille de 63 ans qui a été saisi par la « brutalité » du virus.

Fin mars – la semaine où l’hôpital convertit son unité de médecine familiale et ses unités d’hospitalisation en deux zones (zone chaude pour les patients COVID et zone froide pour les autres) –, une première médecin contracte le virus.

« On a pourtant appliqué toutes les normes de prévention des infections dictées à ce moment-là, c’est vous dire à quel point c’est contagieux », raconte-t-il. Quelques jours plus tard, un vendredi soir, c’était à son tour de tousser et de faire de la fièvre. Depuis le début de la pandémie, six médecins de famille et un médecin spécialiste de l’hôpital de Verdun ont été infectés.

C’est arrivé si brutalement, dans les premiers 48 h, j’arrivais à peine à me lever.

Le Dr Jean-Pierre Villeneuve, médecin de famille qui a contracté la COVID-19

Sa femme, morte d’inquiétude à l’étage, lui a ordonné de l’appeler sur son cellulaire au moindre signe de détresse respiratoire. « Elle dormait avec son téléphone à ses côtés », raconte-t-il. Ces jours-ci, il remonte la pente. Le pire est derrière lui.

Dès qu’un test confirmera qu’il n’est plus infecté à la fin de sa quatorzaine, le Dr Villeneuve retournera au front. « De voir une menace comme celle-là, ça renforce le désir de travailler. C’est inhérent au désir d’être soignant », lâche-t-il. Le médecin de famille veut reprendre le travail dans la « zone rouge » auprès des patients atteints de la COVID-19 afin d’épargner ses collègues naïfs au virus.

Acrobaties d’horaires

Tous deux infirmiers, parents de deux jeunes enfants, Camille Jaouen et Matthieu Masdoumier appliquaient déjà des mesures d’hygiène strictes en rentrant du travail chaque jour. Avec la COVID-19, ils ont renforcé encore davantage leurs mesures de précaution.

M. Masdoumier travaille aux soins intensifs du CHU Sainte-Justine. Mme Jaouen, elle, travaille dans un CLSC. Depuis le début de la crise, ils font de nombreuses acrobaties avec leurs horaires pour éviter d’envoyer leurs enfants, Quentin, 4 ans, et Maëlle, 6 ans, dans un service de garde d’urgence.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Les infirmiers Matthieu Masdoumier et Camille Jaouen avec leurs deux enfants, Maëlle, 6 ans, et Quentin, 4 ans

« Quand on n’a pas le choix, on envoie les enfants au service de garde d’urgence mais on l’évite le plus possible puisque c’est un autre milieu d’exposition potentielle au virus en plus de nos milieux de travail respectifs », explique l’infirmière qui félicite tout de même le gouvernement d’avoir mis en place ce genre de services pour ceux qui n’ont pas d’autres options.

Ainsi, les deux parents ne se voient pratiquement plus. « À deux, on travaille sept jours sur sept, parfois des quarts de travail de 12 heures pour qu’en tout temps l’un de nous deux se consacre aux enfants », raconte l’infirmière.

On ne passe plus aucun temps en famille. La fatigue embarque.

L’infirmière Camille Jaouen

Ainsi, le papa rapporte désormais les vêtements qu’il a portés à l’hôpital dans un sac de plastique. La maman, elle, se lave les mains chaque fois qu’elle touche un objet (bouton d’ascenseur, poignée de porte, etc.) au CLSC.

« On est plus susceptibles que la moyenne des gens de ramener le virus à la maison. L’anxiété monte d’un cran », souligne celle qui craint par-dessus tout de contaminer ses jeunes enfants. Cela s’ajoute au stress que leurs deux familles – qui vivent en France – soient infectées puisque ce pays d’Europe est durement touché par la pandémie. « S’il leur arrive quelque chose là-bas, on ne pourra pas y aller », se désole l’infirmière, qui souhaite un retour à la normale le plus tôt possible.

Repousser les câlins

Lorsqu’elle rentre du travail ces jours-ci, la Dre Me-Linh Luong doit stopper ses deux jeunes enfants qui courent vers elle pour se faire serrer dans ses bras.

« La situation est vraiment anxiogène », dit la médecin spécialiste en microbiologie et en infectiologie qui travaille au Centre hospitalier universitaire de Montréal.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

La Dre Me-Linh Luong, médecin spécialiste en microbiologie et en infectiologie au Centre hospitalier universitaire de Montréal, avec son conjoint Jean-Philippe Tardif et ses garçons Tam, 7 ans, et Bao, 5 ans

Comme tous les soignants « au front » contre la COVID19, sa plus grande crainte est de ramener le virus dans son nid familial.

« Ça ne me dérange pas d’attraper la COVID et de mourir, j’aime mieux que tu me donnes un câlin », lui a lancé récemment son aîné, Tam, 7 ans, exaspéré de se tenir à distance de sa maman dans sa propre maison.

Au retour de la semaine de relâche, la Dre Luong a travaillé sept jours d’affilée de 9 h à 22 h. Cette spécialiste des maladies infectieuses devait soigner ses patients en plus de participer à de multiples réunions pour mettre sur pied la meilleure feuille de route avec ses collègues pour à la fois prévenir et combattre la pandémie dans l’hôpital ultramoderne montréalais.

Ces quatre dernières semaines, ses journées de travail se sont étirées au point que ses deux garçons lui demandent maintenant si elle préfère ses patients à ses propres enfants. Cette maman dévouée a un pincement au cœur chaque fois qu’elle rate l’heure du dodo des petits. Et chaque fois, elle les rassure que « ça va bien aller » si tout le monde fait des sacrifices.

Et quand sa voisine lui laisse deux masques N95 dans un sac de papier au pied de sa porte, ça lui redonne de l’énergie pour repartir « au front ».