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Récit

Tran To Nga, une vie empoisonnée

Exposée à l’agent orange au Vietnam, l’ancienne journaliste attaque depuis la France les sociétés américaines accusées d’avoir fourni l’herbicide aux GI.
par Arnaud Vaulerin
publié le 24 octobre 2018 à 20h36

C'est un anniversaire que Tran To Nga ne célébrera pas. Il y a cinquante-deux ans, alors reporter, cette jeune vietnamienne aperçoit dans le ciel bleu de Cu Chi (nord de Saigon) un «nuage blanc», une longue traînée dans le sillage d'un C-123 de l'armée américaine. Puis, quelques instants plus tard, comme elle l'a écrit dans son autobiographie (1), «une pluie gluante dégouline sur mes épaules et se plaque sur ma peau. Une quinte de toux me prend. […] Je vais me laver. Et puis j'oublie aussitôt». Dans les mois qui suivent, elle est à nouveau victime des épandages d'agent orange que les Etats-Unis ont pris l'habitude de déverser par millions de litres sur le Vietnam depuis 1961. «Comme je suivais les troupes du Front national de libération du Sud-Vietnam pour l'agence d'information Giai Phong, je traversais la jungle, marchais dans les marécages, en me trempant dans des zones humides et des sols pollués», raconte à Libération Tran To Nga, aujourd'hui âgée de 76 ans et malade.

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«Horreur»

Elle a mis des années à prendre conscience de l'«exceptionnelle toxicité» de l'agent orange, selon les mots même de Dow Chemical, l'un des fabricants de ce défoliant répandu sur environ 12 % du sud du Vietnam en contaminant entre 2 et 5 millions de personnes (lire ci-contre). Il a fallu que, un à un, elle relie des événements à des diagnostics avant d'entamer une action en justice, qui entre dans une phase cruciale. Après avoir perdu une première enfant en 1969, morte à 17 mois des suites d'une malformation cardiaque congénitale, elle a découvert que ses deux dernières filles, nées en 1971 et 1974 étaient également victimes de complications cardiaques et osseuses. L'une d'elle, comme sa mère, est atteinte d'alpha-thalassémie, une maladie génétique de l'hémoglobine. «Les petits-enfants ont des problèmes respiratoires et une santé fragile», témoigne leur grand-mère, qui a été atteinte d'un cancer du sein et héberge en son corps des nodules sous-cutanés.

Une visite va finir de la convaincre des effets durables du poison. En 2008, Tran To Nga se rend à Thai Binh, au sud-est de Hanoi. Dans cette ville où l'Association vietnamienne des victimes de l'agent orange (Vava) construit des lieux d'accueil, l'ex-journaliste constate combien «l'horreur s'est répandue» : parents d'une maigreur cadavérique ou apathiques, enfants difformes ou défigurés, victimes directes ou indirectes de l'agent orange. Les analyses que Tran To Nga entreprend auprès du laboratoire allemand Eurofins GfA sont sans ambiguïté : un taux de dioxine largement supérieur au seuil des pays asiatiques non industrialisés.

Perturbateur endocrinien extrêmement puissant, cette dioxine - dont la formule chimique est «2,3,7,8-TCDD» - entre dans la composition de l'agent orange. «Les valeurs d'antan de dioxines dans l'organisme de Mme Tran ont accompli leur œuvre de mort», conclut le professeur et toxicochimiste André Picot, membre honoraire auprès du CNRS, à la lecture des résultats de 2011. En juillet 2014, Tran To Nga décide donc d'assigner en justice vingt-quatre sociétés américaines (Dow Chemical, Monsanto, Uniroyal, Occidental Chemical, T.H. Agriculture…) accusées d'avoir fourni aux GI des fûts de couleur orange de cet herbicide ravageur.

Le tribunal de grande instance d'Evry, où cette Française d'origine vietnamienne réside, reçoit la plainte. Et se lance dans un marathon judiciaire en vertu d'une modification de la loi qui autorise un ressortissant français à intenter une action en justice pour des faits commis en dehors de l'Hexagone par un étranger. «Au terme de quatre années de procédures, nous sommes en train de terminer les échanges d'écriture sur la question de la chaîne de responsabilité», explique l'avocate Amélie Lefebvre qui, aux côtés de Bertrand Repolt et William Bourdon, défend ce «seul cas en Europe». Une nouvelle audience de «mise en état» est prévue le 17 décembre, notamment pour établir le calendrier des plaidoiries. «Nous disposons d'une série d'analyses médicales, d'attestations de gens de l'époque, de déclarations officielles avec lesquelles nous allons pouvoir restituer les faits correctement pour établir tout un pan historique et envisager des réparations, poursuit Amélie Lefebvre. Nous espérons obtenir une décision de justice qui sera applicable en France.»

Vétérans

Décorée de la Légion d'honneur, Tran To Nga dit agir «au nom des milliers de victimes du poison de l'agent orange qui transmet la mort de génération en génération. Tant que je suis en vie, je ne renoncerai pas». Même si Monsanto a été récemment avalé par Bayer, le rachat ne fait pas disparaître la recherche de la responsabilité du géant de l'agriculture, des pesticides et des OGM. Le cabinet Bourdon et associés entend fonder son action sur les aveux des sociétés poursuivies, qui connaissaient les effets toxiques de l'agent orange. Et si les actions des victimes civiles ont toutes échoué aux Etats-Unis jusqu'à présent, des vétérans de l'armée ont été indemnisés par l'administration américaine après leur exposition à l'agent orange. «Le lien de causalité a donc été établi. Alors pourquoi ne serait-il pas valable pour des civils, si des vétérans en ont bénéficié ?» interroge Amélie Lefebvre. Début de réponse en décembre.

(1) Ma Terre empoisonnée, Stock (2016).

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