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Un peuple insubmersible

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Joseph Gobin ///// Lac de l’Ouest, Hanoï, 2017

«Combien d’années un peuple peut-il vivre/ Avant d’être autorisé à être libre ? (1)  », chante Bob Dylan, en 1963, résumant l’opiniâtreté vietnamienne face à la guerre américaine. Bien avant, avec la même détermination, la population s’était battue pour se libérer du joug colonial français. Jusqu’à la déroute de l’occupant, à Dien Bien Phu, victime de son « complexe de supériorité », comme l’explique un des rescapés de la bataille, le colonel Jacques Allaire. « Mais, nous, sur le terrain, on savait que les Viets étaient courageux et compétents. Leur intelligence était supérieure à la nôtre (2). » Surtout, ils jouaient leur existence comme peuple, quand les soldats n’étaient que le bras armé de gouvernants prétendant apporter la civilisation à des « jaunes » arriérés, pour mieux masquer leur appropriation des richesses nationales (caoutchouc, tungstène…).

Fort de ce succès retentissant, le peuple vietnamien croit pouvoir souffler un peu. Las ! Au colonialisme français succède l’intervention des Américains, portant haut l’étendard de la liberté censée protéger les « petits Viets » du danger communiste. Le pays est coupé en deux mais, une fois encore, des hommes et des femmes reprennent les armes, encouragés par le souffle anticolonial et anti-impérialiste des années 1960. Aux États-Unis, des artistes, des intellectuels, des syndicalistes, des militants des droits civiques font lever un vent de solidarité qui va mobiliser la planète... jusqu’à la victoire finale — celle du David asiatique contre le Goliath yankee. Un exploit militaire, un symbole de la résistance.

Mais le pays en sort exsangue. Les sols sont contaminés par le fameux « agent orange », les familles sont broyées, les mentalités entre un Nord et un Sud séparés depuis plus de vingt ans ont divergé. Comme si cela ne suffisait pas, Hanoï doit affronter la Chine qui espère récupérer un bout de territoire à sa frontière et qui lance une offensive aussi rapide que meurtrière. Il faut aussi résister aux incursions du Cambodge que le Vietnam finit par envahir, chassant les Khmers rouges, soutenus à cette époque par Pékin et Washington.

Selon un vieux proverbe de Hanoï, « le Parti dirige, l’État met en œuvre, le peuple inspecte ». Mais lorsqu’il inspecte, il rechigne…

Alors qu’ils s’étaient peu ou prou tenus à équidistance des frères ennemis communistes (Chine, URSS), les dirigeants vietnamiens vont désormais s’appuyer sur l’Union soviétique, déjà entrée en période de glaciation. Ils en appliquent les recettes et mènent tambour battant une collectivisation mal adaptée. Ils précipitent ainsi la fuite des riches Vietnamiens encore présents, souvent pro-américains, mais aussi et surtout des cadres, des intellectuels, des commerçants, des artisans... Comment reconstruire une nation quand, au total, un million de personnes la quittent ?

Dix ans après la conquête de l’indépendance, l’économie n’a pas décollé, la population souffre. Les autorités lancent alors une politique dite de « renouveau » (doi moi) largement inspirée de celle suivie par Pékin. Elle débouche sur un capitalisme mâtiné de contrôles étatiques avec un afflux de capitaux étrangers attirés par une main d’œuvre formée, encore moins payée que celle du voisin chinois, et des syndicats tout aussi dociles. Mais la famine a disparu, la misère reculé, le niveau de vie augmenté, et plus de la moitié des habitants utilisent Internet et les réseaux sociaux, y compris pour communiquer avec la diaspora active outre-Pacifique.

Ce choix néanmoins se paie cher. En dépendance des multinationales : Nike ou Samsung, par exemple, assure chacun dans son domaine une part essentielle des exportations estampillées vietnamiennes — ce qui ne semble guère poser problème à qui que ce soit. Mais aussi en dépendance des États — et notamment de l’ennemi héréditaire, la Chine, qui, jusqu’en 2019, était son premier partenaire commercial. Pour ce peuple attaché à sa souveraineté, cela passe mal. D’autant moins que Pékin ne prend pas de gants en mer de Chine où les deux faux-amis se disputent quelques îlots. Par un retournement spectaculaire de l’histoire, les dirigeants vont donc se tourner vers l’Amérique, avec l’espoir d’y trouver richesse et protection. En 2020, les États-Unis sont devenus leur premier client. Déjà grand gagnant de la guerre commerciale entre Washington et Pékin, le Vietnam s’imagine à présent dans le rôle d’interlocuteur privilégié des grands groupes américains et de la Maison Blanche. Il a déjà ouvert ses ports aux bâtiments militaires de l’Oncle Sam.

Toutefois, les dirigeants américains — qu’ils s’appellent Donald Trump ou Joseph Biden — utilisent leurs alliés comme de simples instruments en vue de mener leur mission historique et planétaire : contenir la Chine. Ce n’est pas un hasard si la vice-présidente Kamala Harris s’est arrêtée à Hanoï en août dernier pour redire haut et fort qu’il fallait « faire monter la pression » contre Pékin. Des propos accueillis avec prudence par le nouveau premier ministre Pham Minh Chinh qui a tenu à rappeler que le « Vietnam ne s’alliera pas avec un pays contre un autre (3)  ».

Pour l’heure, le pays essaie de se tenir à mi-chemin entre les deux géants, comme il y parvint entre Moscou et Pékin. C’est sous sa présidence que l’Organisation des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase) a mis au point le plus grand accord commercial du monde avec ses voisins — loin d’être alliés entre eux : Australie, Chine, Corée du Sud, Japon et Nouvelle-Zélande. Un succès diplomatique.

Mais les dirigeants misent aussi, avec beaucoup d’illusions, sur des accords de libre-échange tous azimuts. Autant dire une stratégie tout-export, au prix d’inégalités croissantes et de pollution renforcée. Selon un vieux proverbe de Hanoï, « le Parti dirige, l’État met en œuvre et le peuple inspecte ». Et lorsqu’il inspecte, il rechigne... Dans un pays qui a érigé la résistance en vertu nationale, il n’est pas sûr que les arrestations à répétition et la surveillance de masse suffiront à mettre un éteignoir sur les aspirations populaires.

Martine Bulard

(1Bob Dylan, Blowin’in the wind, 1963.

(2Entretien à Libération, 5 mai 2019.

(3Agence France-Presse, 25 août 2021.

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MdV par Martine Bulard Lu par Thibault Henneton +-
Éditorial. Pour l’heure, le Vietnam essaie de se tenir à mi-chemin entre la Chine et les États-Unis, comme il y parvint entre Moscou et Pékin. C’est sous sa présidence que l’Anase a mis au point le plus grand accord commercial du monde avec ses voisins. Un succès diplomatique. Mais les dirigeants misent aussi, avec beaucoup d’illusions, sur des accords de libre-échange tous azimuts. Autant dire une stratégie tout-export, au prix d’inégalités croissantes et de pollution renforcée.

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