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Edito

Une pensée pour Hillary

par Michel Becquembois, Rédacteur en chef adjoint à «Libération»
publié le 6 novembre 2020 à 20h51

C'était il y a quatre ans. Tout le monde lui promettait la Maison Blanche et, pour fêter la victoire, son équipe lui avait loué une salle à New York avec un plafond de verre qui se serait brisé durant la soirée. Le New York Times avait déjà préparé sa une : «Madam President.» Et puis la nuit est devenue cauchemar.

Alors on lui a tout mis sur le dos. L’élection de Trump, c’était de sa faute : elle était une mauvaise candidate, trop clivante, trop new-yorkaise, trop élitiste, trop femme aussi… C’était pratique, tant on avait du mal à l’aimer, tant il avait fallu voter pour elle du bout des doigts. Clinton, elle n’était pas sympa comme Obama.

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Comment se remettre de l'impensable défaite ? On l'a vue se promener en forêt, s'épancher sur les verres de chardonnay dans lesquels elle a noyé son incrédulité. On l'a vue surtout faire bonne figure : dédicacer, sourire figé, son livre sur l'incroyable bérézina (on confesse en avoir chez soi un exemplaire signé, grâce à la correspondante de Libération). Et entretenir un temps, sait-on jamais, l'illusion d'une improbable revanche.

On l'a vue à la télé soutenir un Joe Biden confit d'hypocrisie feignant de se lamenter : «Oh, Hillary ! Et dire que nous devrions en ce moment faire campagne pour ta réélection…» Et elle, d'opiner, faisant semblant de croire à ces larmes de crocodile.

Il aura fallu rien moins que deux candidats au-delà des standards imaginables (un Obama messianique en 2008 et un Donald Trump démoniaque en 2016) pour lui barrer la route. Quand on pense à tous les falots qui ont réussi à s’asseoir presque par hasard dans le Bureau ovale grâce aux méandres de la politique, on peine à comprendre pourquoi son ambition démesurée n’a pas suffi.

Car ce destin-là, celui que les Etats-Unis ont rejeté deux fois, méritait mille fois la Maison Blanche. Elevée dans la banlieue de Chicago, étudiante à Yale, engagée contre la guerre du Vietnam, elle aura tout fait pour forcer son destin, Hillary, cette «meilleure d’entre nous» à la sauce américaine. Poussé son mari à la présidence en 1992 malgré les scandales, encaissé via sa réforme de la santé controversée la défaite des élections de mi-mandat en 1994, reflué dans un rôle de confectionneuse de cookies pour assurer la réélection maritale de 1996, subi publiquement un adultère planétaire en 1998. Puis entamé enfin une carrière en son nom : sénatrice, secrétaire d’Etat loyale d’un Obama qui lui avait soufflé une première fois le rôle ultime. Et enfin, c’était écrit, la consécration : première femme présidente des Etats-Unis. Enfin, presque. A un mode de scrutin près, à une ingérence russe près, à une enquête du FBI remballée près, à un déferlement ahurissant de fake news près. A une étrange époque près, pour laquelle, définitivement, la compétence n’est pas un critère prioritaire quand il s’agit de choisir le président des Etats-Unis.

Que se passe-t-il aujourd’hui dans la tête de Hillary Clinton voyant l’ancien vice-président récolter les fruits d’un antitrumpisme qu’on lui avait refusés à elle ? Sans doute note-t-elle que, même s’il va être élu, Joe Biden, ressuscité par Obama en 2008 quand il lui avait fallu un cacique blanc de la côte Est pour équilibrer son ticket présidentiel, n’a guère fait mieux qu’elle, électoralement parlant, ne remportant que d’une poignée de voix ces Etats des Grands Lacs qu’elle avait perdus dans les mêmes et infimes proportions. Car Trump est toujours aussi fort, sa défaite est un trompe-l’œil. Simplement, cette fois, la pièce est tombée de l’autre côté…

Se réjouit-elle vraiment, sans arrière-pensées, de voir Kamala Harris entrer sans doute à la Maison Blanche, devenir la première «Madam Vice President», en pole position pour monter encore d'un cran en 2024 ? Ou noie-t-elle son amertume face à Bill en lâchant, entre deux gorgées de chardonnay : «Ça aurait dû être moi…»

Le 20 janvier, en tant qu’ancienne First Lady, Hillary Clinton assistera probablement à l’intronisation de Joe Biden. Ce sera sans doute moins cruel pour elle que la dernière fois, encore que… Alors, avant que l’ère Trump ne se referme, une petite pensée pour Hillary Clinton qui, justement parce qu’elle aussi avait des défauts à la pelle, aurait dû voir ses qualités la porter à la Maison Blanche.

Ce soir, chardonnay pour tout le monde.

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