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BERLIN, vingt ans après

- Nguyễn Quang — published 22/11/2009 22:21, cập nhật lần cuối 01/12/2009 09:34


Berlin, vingt ans après 


Nguyễn Quang


Dans cinquante ans ou cent ans, le Mur sera toujours là

Déclaration d'Erich Honecker, secrétaire général du SED,
le 19 Janvier 1989



Après  le  Mur

Ces jours-ci, Berlin célèbre avec un retentissement mondial le vingtième anniversaire de la chute du Mur de la Honte. Sans forcément adhérer au côté triomphe romain de la commémoration, on peut difficilement contester son utilité pédagogique face à l'ignorance historique abyssale des générations d'aujourd'hui : un sondage récent ne montre-t-il pas que la majorité des jeunes Allemands (nés après les événements) croient que le Mur a été construit par les armées alliées, qu'Helmut Kohl était le dirigeant de la RDA, que ladite RDA était un paradis social avec des élections libres, et ainsi de suite ? Mais il faut dire à leur décharge que l'Histoire est un processus complexe, fait d'interdépendances souterraines, dont on peut deviner le cheminement, mais pas prédire les soubresauts (1), et donc son évolution profonde échappe à la relation événementielle et sensationnelle qu'en offrent les médias dits de masse.

 

Le  rideau  déchiré 

Ainsi de la chute du Mur, ou plutôt de son ouverture. La petite histoire retient que c'est le 9 Novembre 1989, lors d'une conférence de presse, à 18h55, que le porte-parole du comité central du SED, Günter Schabowski, annonce que des visas pour voyager ou émigrer à l'étranger seront délivrés "sans condition préalable" à tout citoyen de la RDA qui en ferait la demande. A partir de quand ? interroge un journaliste. Pris de court, Schabowski improvise : Autant que je sache... tout de suite, immédiatement. Relayé par toutes les radios, les télés et les dépêches, ce bafouillage-cafouillage déclenche l'ébranlement événementiel le plus spectaculaire de l'après-guerre. Dès 20h30, plusieurs milliers de Berlinois de l'Est se rassemblent au poste-frontière de la Bornholmer Strasse (en réalité, un pont). A 23h30, craignant de perdre le contrôle de la situation, le commandant du poste donne l'ordre de lever les barrières, laissant la foule se ruer à l'Ouest. Dans la nuit, les postes de contrôle s'ouvrent l'un après l'autre sous la pression populaire. Après vingt-huit années indignes, le Mur de Berlin est enfin abattu, dans les faits et dans les têtes.

Bien entendu, cet instantané historique ne donne à voir que la pointe émergée de l'iceberg. Aussi paroxystique soit le symbole, la chute du Mur n'était pas un événement inaugural, mais terminal, l'aboutissement d'un processus de désagrégation de longue durée (voir encadré). Le propre d'un système clos, c'est que la moindre fissure lui fait courir un risque mortel de dépressurisation. Or depuis le printemps 1989, le Rideau de Fer se détricotait, si l'on peut parler ainsi de barbelés, par pans entiers. Politiquement d'abord : début Mars, en Hongrie, le Parlement adopte un projet de loi réformant la Constitution et prévoyant l'élection d'un président de la République au suffrage universel ; fin Juin, en Pologne, les élections législatives semi-démocratiques se soldent par la débâcle du PC et le triomphe de Solidarnosc ; début Juillet, le sommet du pacte de Varsovie, à Bucarest, met officiellement fin à la doctrine Brejnev sur la souveraineté limitée des Etats socialistes. Physiquement ensuite : le 27 Juin, les ministres des affaires étrangères hongrois et autrichien ouvrent de concert la frontière entre leurs deux pays, en cisaillant symboliquement le grillage électrifié du Rideau de Fer. C'est l'appel d'air tant redouté : des dizaines de milliers de vacanciers est-allemands (60.000 en quelques jours) envahissent la Hongrie pour  passer en Autriche. Mais c'est à cause de milliers d'autres, réfugiés à l'ambassade de la RFA à Prague, que le régime communiste torpille sa propre image : il accepte de les laisser partir à bord de 8 trains spéciaux, aux portières verrouillées, vers la Bavière... en traversant la RDA. Cette exigence arbitraire, faite au nom de la souveraineté nationale, va se retourner contre ses auteurs : tout au long du trajet, la population est-allemande envahit les gares (non sans avoir acheté des billets, on est allemand quand même !) pour saluer les trains de la liberté. Dans ce climat de fin de règne, le pouvoir aurait encore pu sauver la mise en réagissant rapidement dans le bon sens, c'est-à-dire, comme le suggère ironiquement l'ancien ministre français Hubert Védrine, en acceptant que tout le monde fasse semblant de partir en vacances en Hongrie pour que le Mur puisse rester debout. Mais au début de l'automne, il est déjà trop tard. Les 6 et 7 Octobre, quand Mikhail Gorbatchev vient à Berlin pour le 40ième anniversaire de la RDA et que la foule l'acclame aux cris de Liberté ! et Gorbi, reste avec nous !, il donne à Erich Honecker le baiser de la mort et  lui dit cette phrase devenue célèbre : Celui qui vient trop tard sera puni par la vie . L'événement-charnière se produit le 9 Octobre, un mois jour pour jour avant la chute du Mur, quand les lundis de Leipzig (des rassemblements de protestation hebdomadaires devant l'église protestante Saint-Nicolas, provoqués à l'origine par des fraudes massives aux élections locales de Mai) se transforment spontanément en une manifestation de masse, la première du genre dans l'histoire de la RDA. Il faut se replacer dans le contexte pour apprécier le courage extraordinaire des participants : la répression sanglante de Tian An Men (Juin 89) était présente dans tous les esprits, les autorités avaient mobilisé 8.000 soldats et policiers anti-émeutes et Egon Krenz, en charge des affaires intérieures, avait menacé d'une solution à la chinoise en jurant de faire ravaler leur salive aux manifestants. Mais quand la foule forte de 70.000 personnes ose défiler – pacifiquement – devant le siège de la Stasi, les forces de l'ordre, sans directive de Berlin, restent passives. La contestation a changé non seulement d'échelle, mais de nature : sur les banderoles on ne lisait plus Nous voulons partir !, mais  Nous restons ici !, et pour la première fois les manifestants scandaient le slogan qui allait faire le tour de la RDA, Wir sind das Volk ! (nous sommes le peuple), c'est-à-dire une remise en cause publique de la légitimité du régime communiste. Pour le pouvoir, c'est le début de la fin. Comme d'autres avant lui (en Pologne, en Hongrie) ou après lui (en Tchécoslovaquie), il est coincé entre deux tactiques défensives la répression ou les concessions mais aucune des deux ne fonctionne parce que le stade du compromis est déjà dépassé. La RDA s'est vidée de plus de deux cent mille habitants en quelques mois, c'est-à-dire plus que pendant toute l'année 1961 où le Mur a été érigé, pour contenir l'hémorragie justement. Le 18 Octobre, Erich Honecker (l'architecte du Mur, faut-il le rappeler) est démissionné, remplacé par Egon Krenz, mais les manifestations se multiplient et s'amplifient aux cris de Wir sind das Volk ! ,  jusqu'au point d'orgue du 4 Novembre, où près d'un million et demi de personnes  (soit 8% de la population) descendent dans la rue. On connaît la suite : pour une fois dans l'histoire du socialisme réel , c'est le peuple qui a dissous le pouvoir, et non pas l'inverse.  


De  Berlin  à  Moscou


1989, l'Année des peuples

15/16 Janvier : Répression brutale à Prague des manifestations commémorant l'immolation par le feu de Jan Palach pour protester contre l'intervention soviétique de 1968. 

16 Février 1989 : Le mouvement nationaliste lituanien se prononce pour l'auto-détermination de la République. 

8/10 Mars : En Hongrie, le Parlement adopte un projet de loi réformant la Constitution et prévoyant l'élection d'un président de la République au suffrage universel. 

6 Avril 1989 : Conclusion des négociations de la table ronde entre le pouvoir polonais et Solidarnosc, entamées en Février. Le syndicat est légalisé, et des élections libres seront organisées. 

2 Mai 1989 : La Hongrie ouvre partiellement sa frontière avec l'Autriche, première brèche dans le Rideau de Fer.

4 Juin 1989 : Répression sanglante contre les étudiants contestataires sur la place Tien An Men à Pékin. 

7 Juillet 1989 : Le sommet du pacte de Varsovie, à Bucarest, met officiellement fin à la "doctrine Brejnev" sur la souveraineté limitée des Etats socialistes. 

24 Août 1989 : Après le triomphe de Solidarnosc aux premières élections libres, Tadeusz Mazowiecki devient Premier ministre. C'est le premier non-communiste à diriger un Etat en Europe de l'Est. 

Août-Septembre : Des dizaines de milliers d'Allemands de l'Est en vacances en Hongrie passent à l'Ouest. 

1er Octobre : Près de 8.000 Allemands de l'Est, venant de Prague et de Varsovie, arrivent en RFA à bord de "trains de la liberté". 

6/7 Octobre 1989 : Visite de Gorbatchev à Berlin-Est pour le 40ème anniversaire de la RDA. Il est accueilli par la foule en libérateur. 

7 0ctobre 1989 : Le PC hongrois abandonne toute référence au communisme et instaure le multipartisme. 

3 Octobre-4 Novembre : En RDA, 1,4 millions de personnes participent aux manifestations contre le régime, qui ont débuté en Septembre à Leipzig. 

9 Novembre 1989 : Ouverture du Mur de Berlin. 

10 Novembre 1989 : Todor Jivkov, qui dirigeait la Bulgarie depuyis 1954, est démis de ses fonctions. Les réformateurs du PC prennent le pouvoir. 

25 Décembre 1989 : Exécution du couple Ceaucescu en Roumanie. D'anciens communistes prennent le pouvoir. 

29 Décembre 1989  L'ancien dissident Vaclav Havel est élu président de la Tchécoslovaquie après un mois et demi de "révolution de velours".

Il suffit de regarder la séquence historique de 1989 qui a conduit à l'émancipation de la Mitteleuropa  Pologne, 24 Août ; Hongrie, 23 Octobre ; RDA, 9 Novembre ; Bulgarie, le10 ; Roumanie, 25 Décembre ; Tchécoslovaquie, le 29 (voir encadré) pour comprendre la symbolique de la récente commémoration à la porte de Brandebourg, un mur de mille dominos qui s'effondrent les uns sur les autres après que Lech Walesa a poussé le premier. Mais quand l'homme de Gdansk réclame pour lui la paternité de l'année du réveil des peuples , on peut lui dire poliment qu'il se trompe de perspective. Car cette désatellisation (presque) en douceur eût-elle été possible, et même envisageable, sans l'abandon de la doctrine Brejnev ? Et si le surgissement de Solidarnosc a bien été le premier acte officiel de la délégitimation , c'est un courant souterrain autrement plus puissant qui a littéralement dissous les soubassements du socialisme réel : la perestroïka. Quiconque veut comprendre le siècle doit se remémorer la genèse du processus gorbatchevien. Alors que dans les années 1950, le bloc de l'Est semblait en mesure de rattraper et même dépasser celui de l'Ouest, l'écart s'est au contraire creusé dans les années 60, jusqu'à ce que dans les années 80, les défaillances du système soviétique apparaissent à l'oeil nu, même sans le recul historique : société bloquée, culture (officielle) fossilisée, économie en berne, retard technologique, enlisement militaire en Afghanistan (et à ce titre, l'abandon de la doctrine Brejnev était une nécessité, pas un cadeau)... De nombreuses explications toutes pertinentes ont été avancées. La plus en surface (la préférée des reaganiens) est le coût de la guerre froide, que l'historien britannique E. Hobsbawm résume ainsi :

« Les deux superpuissances mirent leurs économies à rude épreuve et les faussèrent par une course aux armements massive et immensément coûteuse, mais le système capitaliste mondial put absorber la dette de 3.000 milliards de dollars dans laquelle les années 80 plongèrent les États-Unis, jusque-là premier État créditeur du monde. Il ne se trouva personne, à l’intérieur ni à l’extérieur, pour alléger la tension équivalente sur les dépenses soviétiques qui, en tout état de cause, représentaient une proportion plus élevée du PIB [peut-être 25 % contre 7 %]. Sous l’effet d’un mélange de chance historique et de politique, les États-Unis avaient vu le Japon et la Communauté européenne se transformer, au point que leurs économies pesaient, à la fin des années soixante-dix, 60 % de plus que la leur. En revanche, les pays alliés et dépendants des Soviétiques ne marchèrent jamais tout seuls (…). Pour ce qui est de la technologie, où la supériorité occidentale s’accrut de façon presque exponentielle, il n’y avait pas de contestation possible. Bref, dès le départ, la guerre froide fut un combat inégal.»  

 Cependant Hobsbawm relativise aussitôt cet argument :

« Mais ce n’est pas l’affrontement avec le capitalisme et sa superpuissance qui a miné le socialisme. C’est plutôt la combinaison des défauts de plus en plus criants et paralysants de l’économie socialiste et de l’invasion accélérée de celle-ci par une économie mondiale beaucoup plus dynamique, avancée et dominante (…). [La guerre froide,] à défaut du suicide mutuel de la guerre nucléaire, garantissait la survie du concurrent le plus faible. Car, barricadée derrière son rideau de fer, même l’économie planifiée, inefficace et léthargique, était viable : peut-être mollissait-elle lentement, mais elle n’était aucunement promise à s’effondrer à bref délai. C’est l’interaction de l’économie de type soviétique avec l’économie mondiale capitaliste à compter des années 60 qui rendit le socialisme vulnérable (…). Tout le paradoxe de la guerre froide est là : ce n’est pas l’affrontement mais la détente [lancée par Nikita Kroutchev] qui eut raison de l’URSS et finit par provoquer son naufrage. » (3)

L'analyse de Hobsbawm se situe dans la droite ligne du matérialisme historique (l'historien est un marxiste non repenti), mais elle peut être utilement complétée par la réflexion de philosophie politique que propose Adam Michnik, l'une des têtes pensantes de Solidarnosc :

« Le système soviétique devait se réformer face aux défis que soulève la modernisation d'une société confrontée à une crise économique et morale. Dans les années 1930, l'Union soviétique pouvait apparaître comme le symbole du progrès et du développement. Mais cinquante ans après, elle était devenue une société anachronique (...) Il y a aussi le conflit entre la dictature et la liberté, et le conflit au sein des idées socialistes. Le socialisme est l'enfant des Lumières, de la raison, de la tolérance, du pluralisme. Or, le marxisme-léninisme au pouvoir s'est limité à la pensée unique et à la dictature. Le système s'est construit en contradiction avec les droits de l'homme et le droit du travail : syndicats interdits, presse censurée, frontières fermées. » (2) Le slogan Wir sind das Volk ! , c'est aussi le cri de citoyens qui ne supportent plus un régime qui les traite comme des sujets.

Il fallait réformer le système, mais on peut dire a posteriori qu'il n'y avait que trois possibilités de le débloquer : la révolte populaire, comme en Hongrie (1956), en Tchécoslovaquie (1968), en Pologne (1980) la réforme économique menée par une dictature rouge , qu'un Jaruzelski aurait pu incarner en Pologne, mais dont l'archétype est bien entendu le régime chinois actuel  les réformes économiques couplées aux réformes démocratiques, c'est-à-dire d'abord une réforme politique de l'Etat. C'est cette troisième voie que Gorbatchev a suivie, par nécessité ou par conviction, on ne sait pas trop. Dans toutes ses interviews postérieures, l'ancien secrétaire général cherche constamment à accréditer l'idée qu'il maîtrisait le processus, mais la réalité faisait plutôt penser à la phrase de Tocqueville : il n'y a pas de pire moment pour un mauvais gouvernement que lorsqu'il cherche à s'améliorer. Dans son entretien cité plus haut (2), Adam Michnik confesse qu'il était pratiquement le seul dirigeant de Solidanosc à croire à la sincérité réformatrice de Gorbi  mais sans croire à la réformabilité du système. Aujourd'hui encore, il aime raconter cette histoire russe : Imaginez un grand bâtiment, solide et beau, avec une brique qui dépasse.Un homme, en passant, pousse cette brique et tout le bâtiment s'écroule. Cet homme, c'était Gorbatchev. Un héros malgré lui.  Deux ans après la chute du Mur, c'est la chute de l'Union Soviétique elle-même : avec la démission de Gorbatchev le 25 Décembre 1991 et la disparition officielle de l'URSS le lendemain, c'est le socialisme réel qui sort de l'Histoire, clôturant un court vingtième siècle , selon l'expression d'Eric Hobsbawm, tout entier placé sous l'ombre portée de la révolution d'Octobre.  

 

Du  Mur à  la  Grande  Muraille    

On peut rétorquer qu'il subsiste de par le monde quelques îlots de socialisme réel, même s'ils se comptent sur les doigts de la main : Cuba, Corée du Nord, Chine, Viet Nam. Voire. Les deux premiers offrent du socialisme une caricature si grotesque (une avant-garde du prolétariat héréditaire !) qu'on ne doute pas qu'ils disparaîtront à terme avec leurs tyrannosaures. La Chine quant à elle et son petit émule, le Viet Nam, qui suit systématiquement le Grand Frère à quelques années d'intervalle présente un cas intéressant de darwinisme politique. La lutte pour la survie y a engendré un régime mutant de dictature rouge où le marxisme-léninisme sert de feuille de vigne à un capitalisme d'Etat qui pratique l'économie socialiste de marché . L'examen clinique de cette chimère (au sens biologique) reste à faire, tant les préjugés idéologiques, les mauvaises interprétations, parfois la manipulation et la désinformation (4), contribuent à parasiter une réalité déjà complexe. Pratiquement chaque donnée présente une double facette. Ainsi, en vingt ans, le PIB de la Chine (environ 2600 milliards $ en 2006) s'est hissé au 4ième rang mondial, mais un simple calcul montre que son PIB par habitant (2000 $, c-à-d. moins du tiers de la moyenne mondiale) n'est toujours que le 1/18 de celui de la France, et donc, même en maintenant un taux de croissance de 10%, qu'il ne le rattrapera pas avant plusieurs décennies. Ainsi, depuis son entrée à l'OMC en 2001, la Chine a contribué à 25% de la croissance du PIB mondial et à 60% de la croissance du commerce mondial, mais sait-on que les exportations qui fournissent le gros de ses revenus sont surtout le fait des entreprises étrangères (plus de 500.000 sociétés, qui ont investi près de 600 milliards $), qui profitent du faible coût de la main-d'oeuvre locale et réexportent l'essentiel de leurs productions ? Ainsi, pendant vingt ans, avec un taux annuel tutoyant les 10%, la croissance chinoise a tiré 400 M de personnes de la pauvreté absolue (la Banque Mondiale estime le seuil à 1 $ par jour), mais 1 milliard vivent encore dans une pauvreté relative, dont 200 M en dessous du fameux seuil... Il n'est pas question ici de sous-estimer ou dénigrer les réalisations du capitalisme rouge , mais en ce vingtième anniversaire de la chute du Mur, de s'interroger sur la pérennité du modèle de développement sans démocratie qui mûrit derrière la nouvelle Grande Muraille idéologique. Ce modèle chinois fait payer son prix. En principe, la dictature du prolétariat continue à s'exercer par l'intermédiaire du PCC, qui a le monopole du pouvoir et fonctionne sur le modèle du centralisme démocratique . Mais en dépit de ses attributs totalitaires (contrôle politique, appareil policier), le régime a muté génétiquement. On incorpore par-ci un gène capitaliste, le slogan Plutôt rouge qu'expert  cédant la place à la formule de Deng Xiao Ping Peu importe la couleur du chat, pourvu qu'il attrape les souris . On extirpe par-là un gène marxiste, le 16ème Congrès entérinant en Novembre 2002 le concept de triple représentativité , qui signifie en clair que le parti d'avant-garde ne représente plus seulement les ouvriers et les paysans, mais aussi les forces avancées (comprendre les entrepreneurs et les capitalistes) de la société. C'est la fin officielle de la lutte des classes, même si ces classes n'ont pas disparu, la  société chinoise moderne se répartissant schématiquement en trois catégories : en bas, le milliard de pauvres dont on a parlé; en haut, entre 30 et 50 millions de  riches , dont la parité de pouvoir d'achat (PPA) est comparable à celle des classes moyennes des pays développés (voiture, tourisme) ; au milieu, fortes de 200 à 300 M, les classes moyennes émergentes dont la PPA varie de 200 à 500 E par mois. La légitimité du pouvoir auprès des forces avancées de ces nouvelles classes, c'est l'enrichissement qu'il leur promet et condition sine qua non pour les investissements la stabilité qu'il leur garantit. La stabilité écrase tout (Jiang Ze Min). Elle a en particulier écrasé le printemps de Pékin. 

   A l'heure où le souvenir de Tien An Men est totalement refoulé dans la mémoire collective chinoise, le spectateur qui aura regardé jusqu'au bout  la commémoration de la porte de Brandebourg aura eu la surprise de voir le mur de dominos s'écraser en fin de course sur une pièce inamovible. Un domino qui n'est pas tombé. Une stèle avec des caractères chinois. Comme si, faisant fi de toute diplomatie, le maître de cérémonie posait publiquement la question de la (non) chute de la nouvelle Grande Muraille. Et effectivement, pourquoi le processus qui a miné ce Mur-ci ne s'appliquerait-il pas à cette Muraille-là ? Il convient d'y distinguer deux facteurs, la poussée intérieure et la pression extérieure. Or, depuis que la Chine a conquis sa place de grande puissance dans les affaires du monde, elle n'a plus d'adversaire à l'extérieur, seulement des partenaires. Des partenaires intéressés qui lorgnent sa main-d'oeuvre inépuisable, son fabuleux marché potentiel, ses montagnes de bons du Trésor, et dont les plus hauts représentants, qu'il s'agisse des gouvernements ou des multinationales, sont venus l'un après l'autre faire kow tow à Pékin : le CIO qui lui accorde les JO, Yahoo! qui lui livre les cyber-dissidents, Sarkozy qui s'excuse pour les incidents sur le parcours de la flamme olympique, Obama qui met un mouchoir sur ses discours droits-de-l'hommistes... De quoi se persuader qu'on est dans le sens de l'Histoire ! Et la poussée intérieure ? A cause du contexte particulier du présent article, on en examinera seulement les aspects socio-politiques. Que voit-on alors ? Que le pacte de stabilité entre le pouvoir et les nouvelles classes est menacé par les inégalités et la corruption. En l'espace de vigt ans, la Chine est devenue l'un des pays les plus corrompus du monde, une corruption qui, selon l'OCDE, lui coûte entre 3 et 5 % de son PNB. Quant aux inégalités... On a déjà constaté l'extravagante disparité des revenus dans cette société prétendument socialiste. Et encore n'a-t-on pas évoqué, tout en haut, les fortunes colossales des  barons rouges proches du pouvoir ni, tout en bas, le sort misérable réservé au prolétariat. Alors que le développement du pays repose sur ses exportations, il ne dispose pas (encore) de grands groupes privés comparables à ceux de la Corée et du Japon, et dépend donc des entreprises étrangères installées sur son sol. Or ces investisseurs directs étrangers (IDE) sont avant tout attirés par le fameux  avantage comparatif chinois, la main-d'oeuvre abondante et bon marché. Et taillable et corvéable à merci, en l'absence de droit du travail digne de ce nom. La Chine du 21ème siècle, il faut le dire et le répéter, c'est le capitalisme sauvage, c'est la dictature sur le prolétariat, digne de l'Angleterre du 19ème, celle que Marx étudiait dans Le Capital. Il est quand même stupéfiant que les bons esprits et les belles âmes de la planète dans leur majorité ignorent (ou acceptent) que leur société de consommation s'appuie en toute impunité sur l'exploitation des centaines de millions de soutiers de  l'atelier du monde (5). Les sceptiques pourront se reporter au petit livre cité dans (4), mais on peut donner quelques exemples. L'énorme  force de frappe de la main-d'oeuvre chinoise, alimentée par l'exode rural (les campagnes étant laissées pour compte dans le nouveau modèle de développement), fournit les entreprises des  zones spéciales en ouvriers peu qualifiés  surtout des ouvrières, de préférence non mariées ou sans enfant qui travaillent souvent sept jours sur sept pour un salaire misérable, avec des cadences infernales, sans protection sociale. Ils vivent dans des baraques attenant à leur usine, quand ce n'est pas dans des dortoirs qui ressemblent à des cages grillagées, comme on a pu le voir dans un récent reportage télévisé sur Hong Kong. Mais la condition de ces prolétaires est encore préférable à celle des ouvriers migrants (mingongs), cette population flottante de 100 à 150 M qui se déplacent de ville en ville pour travailler au jour le jour, privés de tout droit  à cause (grâce) au système de hukou (livret de résidence) qui les transforme en immigrés dans leur propre pays. 

Les inégalités n'écrasent pas seulement le prolétariat, elles touchent aussi l'ensemble des classes moyennes. Si l'épargne chinoise est la plus forte du monde (45% des revenus), c'est avant tout une épargne d'assurance, car en bonne logique capitaliste, l'Etat prétendument socialiste s'est désengagé de la protection sociale et sanitaire. Pour les retraites, les pensions autrefois versées par les entreprises d'Etat, trop souvent devenues insolvables ou privatisées, ont été progressivement remplacées par un système qui exclut les paysans et les migrants composé à 80% d'épargne capitalisée sur un compte individuel (et qui rapporte aux retraités des versements mensuels moyens de l'ordre de 60 E chiffres officiels de 2003). Quant à l'accès aux soins médicaux, le gouvernement lui-même reconnaît que  la plupart des besoins de notre société ne sont pas satisfaits pour des raisons économiques. Façon de dire que, puisque les hôpitaux sont contraints d'assumer eux-mêmes leurs frais de fonctionnement et que les médecins reçoivent des primes en fonction du revenu qu'ils génèrent pour leurs établissements, les coûts se répercutent sur les patients, de sorte que près de 2/3 des malades dans les villes et près de 3/4 dans les campagnes ont renoncé à tout soin. Les carences du système de santé publique ont éclaté au grand jour avec, par exemple, le scandale du SIDA dans le Henan en 1995 (des centaines de milliers de paysans infectés  lors de collectes de sang à but lucratif) ou la crise de  grippe aviaire SRAS en 2003 (où les autorités chinoises se sont révélées à la fois incompétentes et dissimulatrices). Autre signal d'alarme, selon les sources de l'OMS et du PNUD, l'espérance de vie à la naissance en Chine a reculé depuis vingt ans (6).

Le pouvoir est bien sûr conscient des tensions sociales qui minent sa  légitimité . Le ministère de la Sécurité publique lui-même a recensé en 2004 quelque 74.000 manifestations qui ont rassemblé 3,7 M de personnes à travers le pays. Ces éruptions sont tolérées, car ce sont des soupapes de sécurité, mais toute contestation collective doit être réprimée, car contraire à la logique du système. On voit ici le paradoxe historique dans lequel le régime est enfermé. Même s'il a pris soin de faire participer aux affaires, au sens juteux du terme, les forces de sécurité (police, armée) pour s'assurer de leur loyauté, il ne peut évidemment pas faire avancer le pays avec l'appareil de répression seul ( La Stasi à l'usine ! , criaient les manifestants de RDA). D'où le risque assumé de faire alliance avec les  forces avancées de la société, qui présentent pourtant un danger potentiel dans tous les cas de figure : soit la croissance se grippe et le pacte de stabilité sera rompu, soit la croissance garde sa dynamique jusqu'à  l'enrichissement final  et la  taupe hegelienne aura fait son oeuvre, amenant les classes moyennes à réclamer leur part du pouvoir. Il ne s'agit pas de considérations théoriques fumeuses, les dirigeants chinois (réputés pragmatiques) l'ont parfaitement compris, qui ont fait de  l'évolution pacifique leur ennemi idéologique prioritaire. A l'occasion du 60ème anniversaire de la République Populaire, l'historien Lucien Bianco, né en 1932, déclarait au journal Le Monde (01/10/09) qu'il n'espérait pas voir de son vivant la démocratie s'installer en Chine. Peut-être pas. Mais à long terme, on est prêt à prendre un pari (à quel long terme, on ne sait évidemment pas, ce qui rend notre pari sans risque.) 

 

NGUYEN QUANG

version vietnamienne : Berlin, hai mươi năm sau 

 

(1) Il faut faire une exception pour les diseurs-de-bonne-aventure politiques, tels l'inévitable Sarkozy, qui dès le matin du 9 avait déjà tout compris, le temps de sauter dans un avion pour assister à la chute du Mur le soir même, en direct. Trop fort, Sarko !  

(2) 1989, Liberté à l'Est, Le Monde, hors-série.

(3) E. Hobsbawm : L'Age des extrêmes. Le court 20ème siècle, 1914-1991, Le Monde diplomatique-André Versaille, 2003.

(4) Surtout ne pas se fier au refrain des journalistes, hommes d'affaires ou politiciens que les autorités chinoises promènent dans les "zones spéciales" comme jadis les autorités soviétiques promenaient leurs aînés dans les "villages Potemkine". Les seuls témoignages dignes de considération sont ceux de professionnels qui travaillent sur le terrain, parlent chinois, vivent avec la population... Voir par exemple P. Cohen, L. Richard : La Chine sera-t-elle notre cauchemar ?, éd. 1001 Nuits, 2005. Voir aussi B. Cambreleng : Faut-il avoir peur de la Chine ?,  Milan Actu, 2006, d'où sont extraites la plupart des données chiffrées citées dans le texte.

(5) Toute question de morale ou de politique mise à part, le consommateur occidental qui achète des produits chinois à "bas prix" se rend-t-il compte que primo, il enrichit beaucoup l'importateur ou le distributeur, presque pas le travailleur chinois; secundo il contribue aux délocalisations qui détruisent des pans entiers d'industrie, dans son pays comme dans d'autres pays du tiers-monde qui ne possèdent pas les "avantages comparatifs" de la Chine ; tertio, il met au chômage des travailleurs dont il doit ensuite payer les allocations par le biais de ses impôts ? De sorte que "pas cher" pourrait devenir "très cher" ! Exemple édifiant : la suppression récente des quotas sur les produits textiles entre l’Europe et la Chine n’a entraîné aucune baisse de prix pour le consommateur , mais elle a accéléré les délocalisations européennes dans ce secteur, et elle est en train de tuer l’industrie de la confection dans les pays du Maghreb.   

(6) Rappelons que dans son livre fameux  La Chute Finale (Robert Laffont, 1976), Emmanuel Todd avait pu prédire l'effritement du système soviétique en analysant des données démographiques, en particulier des statistiques sur l'espérance de vie.  

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