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Minarets helvétiques et Identité nationale

- Nguyễn Quang — published 23/12/2009 14:44, cập nhật lần cuối 23/12/2009 16:21
Après la "votation" suisse


Après la votation suisse 

Minarets helvétiques
et identité nationale



  Nguyễn Quang



Ce mois-ci, des deux côtés des Alpes, des politiciens de bas étage qui jouaient avec un gadget dénommé “ identité nationale ”, l'ont reçu comme un boomerang en pleine figure. Côté helvétique, un référendum d'initiative populaire pour interdire la construction de minarets a recueilli une majorité de 57,5% de “ oui ” (avec 53% de participation), au grand dam des “ élites ” et de la classe politique, sauf évidemment du parti populiste UDC, initiateur de la “ votation ”. Côté français, un débat bâclé sur “ l'identité nationale ”, lancé au plus haut niveau de l'Etat à des fins grossièrement électoralistes, s'est retrouvé focalisé sur l'immigration et, après le vote suisse, dévié sur l'islam, redonnant un souffle inespéré à l'extrême-droite.   


Minarets


Postérieur aux débuts de l'islam, le minaret remonte au 8ème siècle. Il répond moins à une prescription religieuse qu'à une inscription symbolique dans le paysage de l'édifice culturel ‒ l'élévation de l'homme vers Dieu. Mais il peut aussi représenter une tour de guet, un signe de victoire de l'islam, un lieu d'appel à la prière... Il existe 4 minarets en Suisse, moins d'une vingtaine en France (pour environ 2.000 lieux de culte).

Pour l'image internationale de la Suisse, le résultat du référendum tombe au plus mauvais moment. Dans un pays de 7 M d'habitants comportant une minorité de 350.000 musulmans, plutôt bien intégrés et issus pour la plupart de pays laïcisés (60% viennent des Balkans et 20% de la Turquie), voici qu'un vote populaire sans équivoque impose une modification de la Constitution pour interdire d'inscrire dans le paysage les symboles d'une certaine religion (voir encadré). Après la débâcle ‒ et la stigmatisation ‒ des banques suisses pendant la crise financière, après l'abandon partiel du sacro-saint secret bancaire face au fisc américain, après l'humiliante affaire Hannibal Khadafi où la Confédération, de l'avis même de ses citoyens, s'est mise “ à plat-ventre ” devant Tripoli, après la lamentable affaire Polanski où, peut-être par compensation, la justice suisse a volé au-devant des désirs de la justice américaine (qui n'en demandait pas tant), c'est le Sonderfall suisse lui-même (“ l'exception ” helvétique) qui semble dévalorisé :  

  • d'abord  le modèle de “ démocratie direct ”, dont les plus grands penseurs de la démocratie se sont toujours méfiés, à cause de sa vulnérabilité face à la démagogie. Une vulnérabilité spectaculairement confirmée par la votation contre les minarets, où les arguments “ rationnels ” avancés par les partis politiques et les institutions religieuses classiques se sont fracassés contre les préjugés et les peurs.  
  • ensuite la pratique du consensus politique mou, dont l'exemple est donné par un Conseil fédéral qui prend l'habitude de se réfugier derrière la sacralisation de la vox populi pour ne jamais formuler un projet de société autre que gestionnaire. Dans la défense du “ non ” (à l'interdiction des minarets), on n'a pas décelé une pugnacité officielle à la hauteur de l'enjeu, s'agissant d'un référendum-défouloir où les expériences passées auraient dû commander de se méfier des sondages (l'électeur dissimule son intention de vote par peur de paraître politiquement incorrect, mais il se défoule dans l'isoloir). Plus étonnant encore nous paraît l'empressement mis par les officiels à acter l'inscription dans la Constitution d'un résultat... probablement anti-constitutionnel, parce que discriminatoire envers une seule religion. Certes la Suisse ne dispose pas d'une Cour constitutionnelle, mais on aurait pu évoquer l'éventualité d'un recours devant la Cour de Strasbourg par exemple, puisque le pays adhère à la Convention européenne des droits de l'homme. Mais non, le président du Conseil fédéral a donné l'impression de se préoccuper uniquement de possibles mesures de rétorsion des pays musulmans au plan des investissements, des dépôts bancaires ou du tourisme. 
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  • enfin la réputation d'ouverture et de tolérance de la Confédération, puisqu'il s'agit clairement d'un vote xénophobe, plus précisément islamophobe. Alors que la Suisse compte 150 centres cultuels et lieux de prière musulmans et seulement... 4 minarets, les partisans du “ oui ” ont placardé partout des affiches de choc qui disent le non-dit : une femme en burqua sur un fond de minarets noirs dressés comme des missiles balistiques. De fait, ce n'est pas la première fois que la Suisse se distingue sur le plan de la xénophobie. Du milieu des années 60  au milieu des années 70, l'extrême-droite avait soumis à votation toute une série d'initiatives contre la “ surpopulation étrangère ”, mais sans succès. Il semble cependant que depuis au moins 1992, quand les Suisses ont rejeté par référendum l'adhésion à l'Espace économique européen (antichambre de l'Union européenne), le pays évolue plus ou moins consciemment vers une logique d'enfermement. Par exemple, il a voté “ oui ” ces dernières années pour durcir les contrôles migratoires ou la naturalisation des étrangers. Et l'on se souvient encore de la campagne menée cet automne par  l'Union du Centre (parti populiste devenu aux élections de 2007 le premier parti de la Confédération) contre les travailleurs frontaliers français, traités de “ racaille d'Annemasse ” et représentés sur les affiches comme des moutons noirs que des moutons blancs boutent dehors à coups de ruades. Dans cette logique de repli xénophobe, le vote contre les minarets ne constitue pas une surprise.     

A l'origine de la dernière votation on retrouve encore l'UDC. Avec le Parti de la Liberté aux Pays-Bas, avec la Ligue du Nord en Italie, avec le Parti du Peuple danois ou le Parti du Progrès en Norvège, l'UDC helvétique fait partie de ce front “ national-populiste ” qui prospère depuis quelques années dans tous les pays européens dont le socle social se délite. On ne doit pas ranger simplistement ces formations aux côtés de l'extrême-droite classique, avec laquelle elles sont en compétition ‒ et plutôt en position de faiblesse là où cette dernière est bien implantée, comme en France avec le Front National, en Autriche avec le FPÖ fondé par Jorg Haider, et maintenant en Grande-Bretagne avec le British National Party. Idéologiquement, le national-populisme s'apparente à la droite anglo-saxonne par son ultralibéralisme “ libertarien ” ‒ moins d'impôts, moins de règles, moins d'allocations sociales ‒ mais il s'en  distingue par son rejet du “ multiculturalisme ” (voir plus loin). Son credo est que les valeurs de tolérance, de liberté, de laïcité qui forment le fond commun de la civilisation européenne sont directement menacées par des valeurs différentes d'origine extérieure, et donc la xénophobie et l'ostracisation de l'immigré constituent son fond de commerce naturel. Avec, pour des raisons conjoncturelles sur lesquelles on reviendra, une focalisation particulière sur l'immigré musulman. Le succès du “ oui ” en Suisse ne peut que pousser le front national-populiste à l'offensive : au Danemark, le Parti du Peuple veut lui aussi proposer un référendum sur les minarets ; en attendant, il reprend la bataille contre la construction de la grande mosquée de Copenhague ; en Italie, la Ligue du Nord s'apprête à déposer un projet de loi instaurant le référendum d'initiative populaire ; et l'UDC elle-même ne cache pas que son prochain objectif sera une votation sur le port de la burqua... Bref, l'interdiction des minarets suisses a fait sauter une digue, et tous les observateurs s'accordent maintenant à dire qu'un vote analogue donnerait des résultats analogues dans tous les pays européens connaissant une immigration d'origine musulmane. C'est dire que la stigmatisation de l'islam s'est renforcée en Europe au point de faire glisser au centre des positions qui, naguère, auraient été considérées comme extrêmes. La transgression est suffisamment grave pour mériter d'être examinée en profondeur. Au lieu de quoi, les premières réactions politiques ou médiatiques se sont cantonnées, comme de coutume, au registre de l'indignation  : “ consternation ”, “ honte ”, “ infamie ”..., le comble du réflexe “ élitiste ” consistant à demander aux Suisses de revoter ! C'est une posture à la fois anti-démocratique et contre-productive. Aurait-on oublié, en France, à quoi a mené la politique du “ cordon sanitaire ” autour du Front National tenant lieu de toute politique globale sur l'immigration et sur la réduction des inégalités ? Au désastre d'avril 2002, quand le candidat de la gauche s'est fait éliminer au premier tour des présidentielles. A la suite de quoi, des milliers de manifestants sont descendus dans la rue pour clamer leur “ consternation ”, leur “ honte ”, etc..., sans hélas ! avoir la possibilité de revoter. Alors, pour éviter les répétitions, pourquoi ne pas prendre la peine d'ausculter le mal à ses racines ? 


Identité nationale


Le vote contre les minarets est si nettement majoritaire qu'il dépasse certainement le clivage traditionnel gauche-droite. On peut soupçonner une majorité de circonstance, où l'émotion immédiate aurait réussi à amalgamer des motivations ‒ fondées ou non ‒ aussi diverses que la sécurité (peur du terrorisme), l'ordre (peur de la délinquance), la politique (affrontement islam-Occident), la religion (craintes des chrétiens, protestations des laïques), etc... Mais qu'a voulu exprimer cette majorité ? Les affiches dont on parlait plus haut montrent clairement que la question posée ne visait pas tant l'immigration en général que l'islam en particulier. Mais le sens de la réponse change suivant la représentation qu'on se fait des minarets. Si les minarets sont les missiles balistiques de la propagande UDC, alors leur interdiction signifie que la majorité des Suisses considèrent leur minorité musulmane ‒ pourtant paisible et plutôt bien intégrée ‒ comme le fourrier de l'islam extrémiste, une “ cinquième colonne ” à mettre en liberté surveillée. Si les minarets sont... des minarets, c'est-à-dire des symboles musulmans repérables, le problème serait alors leur visibilité ostentatoire en terre chrétienne ou laïque, et l'on quitte le domaine du fantasme pour entrer dans celui de la sociologie politique : les nations européennes sont certes fortement sécularisées, mais d'une part le “ paysage intérieur ” des individus y reste marqué par les symboles chrétiens (les clochers d'église, les croix), d'autre part la désacralisation de la société s'accommode mal d'une religion dont les rituels sont aussi ancrés dans la vie quotidienne (alimentation, prières, tenue vestimentaire) que l'islam. Ce n'est pas la foi musulmane qui est attaquée, c'est l'ostentation de la foi. Plus en profondeur, la nouvelle génération de partis populistes théorise l'irréductibilité de l'islam aux valeurs fondatrices de l'espace européen ‒ la thèse du "choc des civilisations" camouflant en fait le remplacement d'un racisme hiérarchisant [telle race serait supérieure à telle autre] par un racisme ethnocentrique [telle culture serait supérieure à telle autre]. L'introduction subreptice d'un certain nombre de mots fortement connotés tels que “ civilisations ”, “ cultures ”, “ valeurs ”... déplace la question et la tire vers la problématique de l'identité nationale. On ne s'étonnera donc pas de l'irruption de l'islam dans le débat (le déballage plutôt) franco-français imprudemment lancé par le président français et son ministre de l'Immigration et de l'Identité nationale (1). Pour éviter confusion et manipulations, il nous semble indispensable à ce stade de déminer le terrain en essayant de cerner au plus près, sans prétendre le figer, le concept par essence évolutif de l'identité d'une nation.

Natio signifie en latin l'ensemble des individus qui sont nés sur un même sol, dans un même pays. Le sens premier de “ nation ” peut donc se confondre avec celui de “ patrie ” ou, pour user d'une terminologie plus scientifique, “ d'ethnie ”. Ce dernier terme n'a pas de connotation raciale, il désigne un groupe humain qui partage la même culture (ce n'est pas pour rien que l'ethnographie s'appelle aussi “ anthropologie culturelle ”). Au sens large, selon Lévi-Strauss, la notion de culture englobe « toutes les attitudes ou aptitudes apprises par l'homme en tant que membre d'une société.» Elle permet ainsi d'organiser l'expérience commune (et donc de transmettre le savoir), de préserver la mémoire commune (langue, histoire, traditions...), de normaliser la vie commune (structures familiales, habitat, habillement, nourriture...) Et, fonction peut-être plus importante encore que les pratiques sociales, elle fournit à l'individu les représentations mentales qui le structurent, une interprétation collective du monde (ce qui inclut la religion). Au départ de l'identité nationale se trouve donc l'appartenance culturelle, une appartenance plurielle et évolutive. Un bon exemple est l'identité culturelle française, qui a reçu un triple héritage : le gréco-romain, le judéo-chrétien, et l'héritage des Lumières ‒ et qui est en train d'assimiler quel autre ? Pour faire sentir à la fois la pluralité, la variabilité et la permanence d'une identité culturelle, T. Todorov (2) a trouvé la métaphore merveilleuse de l'Argo, le navire sur lequel Jason est parti à la conquête de la Toison d'or : au bout de tant d'années d'aventures et de bourlinguage où chaque planche, chaque cordage, chaque clou a dû être remplacé, la nef qui rentre au port n'est plus matériellement la même que celle qui est partie, et pourtant c'est toujours la mythique Argo. 

Mais l'identité nationale ne saurait se réduire à la seule appartenance culturelle. Dans son fameux  dialogue Des Lois, écrit en 52 avant J.-C., c'est-à-dire trois siècles avant l'édit de Caracalla (3), Cicéron avait eu l'intuition, étonnamment moderne, d'une autre appartenance : « Tous les citoyens ont, je crois, deux patries, l'une naturelle, l'autre politique. Ainsi ce Caton dont tu parles : né à Tusculum, il avait droit de cité à Rome. Donc tusculan d'origine, romain par droit de cité, il avait une première patrie, le lieu de sa naissance, et une autre de par le droit. De même nous regardons comme notre patrie, et le lieu où nous sommes nés, et la cité qui nous a conféré la qualité de membres. Cette dernière est nécessairement l'objet d'un plus grand amour, elle est la république, la cité commune ; pour elle nous devons savoir mourir, nous devons nous donner à elle tout entiers, tout ce qui est de nous lui appartient, il faut tout lui sacrifier. Mais la patrie qui nous a engendrés n'en a pas moins une douceur presque égale, et certes je ne la renierai jamais.» 

L'identité citoyenne évoquée par Cicéron, ce pourrait être d'abord l'appartenance à un Etat, c-à-d. une entité administrative qui dit le droit, édicte les lois, assure l'ordre, répartit les richesses..., bref, le garant d'un certain contrat social. L'Etat se superpose à l'ethnie, mais il ne se confond pas avec elle. Aux débuts de l'histoire des Etats, il pouvait exister des “ ethnocraties ”, c-à-d. des Etats où une ethnie dominante bénéficiait de privilèges réservés à elle seule (un exemple pittoresque était Sparte, où chaque année, rituellement, les Spartiates déclaraient la guerre aux ilotes... pour justifier de les garder en esclavage). Mais les migrations et les brassages aidant, il ne peut pratiquement plus y avoir d'Etat monoethnique (on compte sur la planète moins de 200 Etats et plus de 6.000 langues !), et c'est tant mieux, toutes les tentatives de “ purification ethnique ” du 20ème siècle (Troisième Reich, Balkans, Rwanda...) ayant tourné à la tragédie et au désastre.

Revenons à Cicéron. Si l'Etat n'est qu'une entité administrative, certes indispensable comme l'air qu'on respire, mais comme lui incolore et inodore, on se demande qui serait prêt à mourir pour lui. On peut avancer, en forçant un peu la démonstration, que Cicéron aurait pu avoir l'intuition de l'Etat-nation, une notion infiniment plus tardive, qui fait des citoyens non plus des sujets d'un régime ou des utilisateurs d'une administration, mais des acteurs participant à la construction et l'évolution d'un Etat. Par rapport à la simple agrégation de la nation et de l'Etat, l'Etat-nation présente donc une dimension supplémentaire, qui n'a pu se déployer que dans un environnement social et philosophique favorable à la souveraineté populaire, et effectivement, les historiens rattachent le surgissement du concept au siècle des Lumières. De sorte qu'on peut à raison qualifier l'appartenance à un Etat-nation d'identité républicaine, une troisième dimension de l'identité nationale. A l'inverse du pacte social évoqué plus haut, auquel souscrit un citoyen par le hasard de sa naissance (« homme nécessairement, français par hasard », disait Montesquieu), le pacte républicain est l'affirmation d'un choix, d'une adhésion à des principes politiques et éthiques. D'où la phrase fameuse de Renan : « L'existence d'une nation est un plébiscite de tous les jours.» Or la possibilité même d'un tel plébiscite présuppose non seulement l'existence de valeurs universelles (qu'on puisse les jauger), mais aussi leur hiérarchisation (qu'on puisse choisir entre elles). Parce qu'elle fait le pari de l'unité humaine, la philosophie des Lumières a cherché à articuler l'universalité des valeurs et la pluralité des cultures au sein de l'Etat-nation. Et, oui, il s'est trouvé des hommes prêts à mourir pour cette idée. Les historiens citent volontiers l'exemple, pendant la Première guerre mondiale, de ces milliers de volontaires venus des quatre coins de la planète ‒ espagnols, tchèques, polonais, russes, américains (avant l'entrée en guerre des Etats-Unis) ‒ pour combattre aux côtés des Français, sans doute parce qu'ils jugeaient que la valeur de la démocratie française était supérieure à celle de l'autocratie prussienne.


Cultures


Résumons. L'identité d'une nation repose sur un trépied : ‒ l'identité culturelle (appartenance à une culture) ‒ l'identité citoyenne (appartenance à un Etat) ‒ l'identité républicaine (adhésion à des valeurs). Cette grille de lecture va nous servir de boussole méthodologique pour examiner les thèses national-populistes. Que signifie la volonté sarkozienne d'accoler “ l'identité nationale ” et “ l'immigration ” dans l'intitulé d'un ministère de la République ? L'hypothèse favorable, à savoir que l'immigration pourrait enrichir l'identité nationale (réduite arbitrairement à l'identité culturelle), est balayée par la réalité brutale d'une politique officielle française de “ chasse aux sans-papiers ” contraire aux droits humains. Reste l'hypothèse défavorable, à savoir que l'immigration serait un problème pour l'identité nationale ‒ un non-dit que dénoncent avec vigueur vingt chercheurs en sciences humaines qui s'élèvent contre « l'introduction sur la scène publique de mots qui désignent et stigmatisent l'étranger » et qui « réaffirment publiquement, contre ce rapt nationaliste de l'idée de nation, les idéaux universalistes qui sont au fondement de notre République » (4). Mais jouons le jeu, et demandons-nous en quoi l'immigration pourrait menacer l'identité nationale, c-à-d. ici, essentiellement l'identité culturelle. 

Le racisme ethnocentrique qui sous-tend les thèses xénophobes (voir plus haut) repose sur l'affirmation de la supériorité d'une culture sur une autre ‒ sur toutes les autres en fait. Dans sa thèse trop fameuse, Samuel Huntington utilise d'ailleurs le mot de “ civilisations ” au sens de “ cultures ” (3). Sans évoquer les dérives potentielles (messianisme, colonialisme...), on se posera seulement la question de savoir si deux cultures quelconques sont comparables dans leur globalité ? Notons au préalable qu'une telle comparaison présuppose une hiérarchisation des valeurs telle que précédemment signalée. Ceci admis, ponctuellement, on peut souscrire par exemple à un jugement qui place Guerre et Paix au-dessus de n'importe quel conte des Mille et une Nuits. Mais la globalisation d'un tel jugement n'est pas acceptable, parce que la culture qui a produit Tolstoï a aussi produit Hitler et Mein Kampf. La conclusion raisonnable, c'est que chaque culture a ses éléments remarquables, que n'importe quelle autre culture peut emprunter pour s'en enrichir, comme le montre la construction plurielle ‒ historiquement indéniable ‒ de toutes les identités culturelles. Encore une fois, la métaphore de l'Argo est à méditer. A ce stade, on ne peut pas ne pas se reférer à Levi-Strauss, qui a tant contribué à réhabiliter la dignité de “ la pensée sauvage ”, c-à-d. l'égale légitimité de toutes les cultures. Mais Lévi-Strauss va  plus loin que nous ne voudrions le suivre, quand il refuse de porter aucun jugement de valeur sur les cultures et leurs éléments constitutifs: pour lui, tout jugement de valeur étant nécessairement relatif, aucun jugement transculturel n'est recevable. Pour défendre le maintien des diversités culturelles, il allait même jusqu'à affirmer : « Les cultures ont le droit de se protéger les unes des autres. Une certaine dose de xénophobie n'est pas inutile à la pérennité d'une société et ne doit pas etre confondue avec le racisme. » On s'étonne qu'aucun politicien populiste n'ait encore repris cet argument.

Mais quel que soit le point de vue adopté ‒ universaliste ou relativiste ‒ le problème ne se pose de façon aigüe que quand deux cultures s'interpénètrent en portant des valeurs contraires. Pour illustrer l'extraordinaire complexité des relations inter-cuturelles et, par contraste, le  simplisme non moins extraordinaire des “ solutions ” xénophobes, qu'on nous permette de rapporter dans le détail ce cas d'école des études anthropologiques (5) :

Le Brésil est une nation multiculturelle, et l'Etat brésilien doit administrer entre autres des territoires amazoniens reculés abritant des populations indigènes qui vivent suivant des traditions ancestrales. Ainsi, les Suruwahas ont pour coutume d'empoisonner ou de brûler vifs des enfants s'ils présentent des malformations, s'ils sont jumeaux, s'ils sont considérés comme portant malheur... La petite Hakani est condamnée à mort à l'âge de deux ans parce qu'elle présente un retard de croissance. Ses propres parents préparent le poison, mais au dernier moment, ils l'avalent à la place de l'enfant. La communauté, furieuse, fait pression sur le frère, âgé de quinze ans, pour qu'il tue sa soeur. Il l'assomme et commence à l'enterrer, mais il s'arrête quand il s'aperçoit qu'elle vit encore. L'un des grands-pères tire alors une flèche sur la petite, mais il la blesse seulement à l'épaule. Pris de remords, le vieil homme se suicide. Un couple de missionnaires va finalement recueillir l'enfant, avec l'accord de la communauté, et l'emmener à l'hôpital où l'on découvre que son retard de croissance est dû à une hypothyroïdie facile à soigner. Une demande d'adoption va être bloquée pendant cinq ans en raison de l'avis défavorable d'un anthropologue travaillant pour le ministère public, pour qui l'intervention extérieure aurait menacé un rituel suruwaha “ chargé de sens ”. On laisse au lecteur le soin de tirer ses propres conclusions, en signalant simplement l'inanité, dans ce cas, d'une intervention de l'Etat central. Contre les seuls acteurs de l'affaire : ce serait ignorer volontairement le noeud de l'affaire, qui est l'infanticide rituel. Contre toute la tribu des Suruwahas : combien d'autres tribus et combien d'autres coutumes tomberaient alors sous le coup de la loi ? Contre toutes les communautés amazoniennes : ce serait stigmatiser l'ensemble d'une population indigène déjà victime de la colonisation, etc... Dans ce cas concret, on voit se poser, et avec acuité, la distinction formulée par Max Weber entre éthique de la conviction [la raison à tout prix] et éthique de la responsabilité [la raison tempérée par le souci d'efficacité].

Le problème culturel posé par l'immigration ‒ quand il se pose ‒ semble heureusement plus simple, puisqu'il s'agit pour une minorité de migrants de s'intégrer à la majorité fondatrice d'une nation. En cas de conflit entre les identités culturelles, doit entrer en jeu le principe de l'identité citoyenne qui, on l"a vu, est d'ordre juridique et politique : les sociétés humaines sont gouvernées par des lois établies par (pour) leurs citoyens, et dans la vie publique, ces lois l'emportent sur toute autre contrainte communautaire. L'intégration ne doit pas être caricaturée en assimilation, le respect du contrat social indiquant simplement où mettre le curseur pour respecter la diversité sans défaire l'unité. C'est ainsi qu'a fonctionné, dans les pays européens en général et en France en particulier, un processus qui a toujours réussi à intégrer (non sans heurts, parfois) toutes les vagues successives d'immigration.

 

Valeurs

 

D'où vient alors le problème actuel avec l'immigration d'origine musulmane ? La différence de mentalité entre les sociétés paysannes des pays d'origine et les sociétés industrielles des pays d'accueil, n'est pas un phénomène nouveau. Ce qui est  nouveau, ce sont les revendications identitaires portées par une religion dont l'emprise tend à déborder de la sphère privée. Ignorant les raisons conjoncturelles (les deux guerres du Golfe), il nous semble que dans le débat sur la place de l'islam, le culturel (qui inclut la religion) se trouve parasité par les valeurs : 

  •  Le délitement des Etats-nations face à la mondialisation (économique, mais aussi culturelle) a affaibli le modèle républicain et rendu les sociétés d'accueil plus réceptives au modèle multiculturaliste. Le multiculturalisme n'est pas le multiculturel (puisque toute identité culturelle est par construction plurielle), mais une forme particulière, spécifiquement anglo-saxonne, de sa gestion politique et philosophique. Pour simplifier, on peut dire que, dans le débat incessant sur le juste équilibre à trouver entre valeurs communes et libertés individuelles, le pacte républicain réclame le droit à l'indifférence (l'égalité de tous, sans distinction particulière) et le multiculturalisme le droit à la différence ( la reconnaissance d'abord des différences, pour ensuite les traiter à égalité). Le premier droit, d'inspiration française jacobine, a été exemplairement résumé par Stanislas de Clermont-Tonnerre (un député de la noblesse, mais qui a voté l'abolition des privilèges lors de la Révolution) lors d'un discours resté célèbre à propos de l'accession des Juifs à la citoyenneté : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus » [il suffit ici de remplacer Juifs par musulmans ou immigrés]. Le second droit, d'inspiration américaine fédéraliste, « absolutise le relativisme et essentialise les différences des uns et des autres », suivant la formule de Tzvetan Todorov. Concrètement, au sein d'un Etat, il promeut le communautarisme, exigeant de reconnaître la différence des communautés (“ wasp ”, “ afro-américains ”, “ latinos ”... ou “ français musulmans ” selon Sarkozy), mais refusant de reconnaître la  nécessité d'un cadre unique pour toutes les communautés au sein de l'Etat. Une telle conception conduit naturellement à une gestion avant tout ethnique de l'immigration et de l'intégration, comme c'est le cas par exemple en Grande-Bretagne, avec la Commission pour l'égalité des races ou les unités chargées des relations  “ raciales ” dans chaque municipalité. A l'inverse,  le modèle républicain français essaie de maintenir le cap d'une politique ignorant les critères ethniques et centrée sur l'insertion sociale ; de façon symptomatique, la plupart des programmes d'insertion dépendent du ministère des Affaires sociales et non de l'Immigration.
  • Comment se débrouillent ces deux modèles face à l'intégrisme musulman ‒ c-à-d. non pas à la religion musulmane, mais aux individus et organisations qui profitent des malaises identitaires et des failles démocratiques pour réclamer sans cesse plus de “ dérogations ” permettant à la religion d'empiéter sur l'espace public ? L'affaire du tchador (et peut-être bien tôt de la burqua) en France a révélé comment un Etat laïc peut se défendre, sans pour autant pouvoir cacher les multiples “ accommodements raisonnables ” arrachés à des municipalités de plus en plus nombreuses (cantines halal, burquini au bain, non-mixité dans les piscines, non-mixité lors des consultations médicales...). Et  dans les Etats communautaristes, principalement  la Grande-Bretagne et le Canada ? Dans son livre (6), Caroline Fourest a dressé un catalogue hallucinant “ d'accommodements raisonnables ” où l'habitude d'acheter la paix sociale par des tractations communautaires finit par détruire les références communes des citoyens. En Grande-Bretagne, les plus hautes autorités ecclésiastiques ‒ et même un Lord ! ‒ parlent sans sourciller d'introduire les tribunaux coutumiers et une dose de charia, ce qui en dit long sur l'état de l'identité nationale britannique. Pour le Canada, on se contentera de rapporter l'initiative pittoresque d'une petite commune du Québec, Hérouxville, qui a manifesté sa révolte en publiant en 2007 un Code de vie à l'intention des migrants : « Nous considérons que les hommes et les femmes ont la même valeur. A cet effet, une femme peut, entre autres: conduire une voiture, voter librement, signer des chèques, danser, décider par elle-même, s'exprimer librement, se vêtir comme elle le désire tout en respectant les normes de décence démocratique votées et les normes de sécurité publique, déambuler seule dans les endroits publics, étudier, avoir une profession, posséder des biens (...) Nous considérons comme hors norme  toute action ou tout geste s'inscrivant à l'encontre de ce prononcé, tel le fait de tuer les femmes par lapidation sur la place publique ou en les faisant brûler vives, les brûler à l'acide, les exciser, etc... ». Le texte continue en rappelant qu'il est interdit de maltraiter des enfants, que Noël est une fête patrimoniale, que les transfusions sanguines n'ont pas besoin d'autorisation, que l'éducation et les soins de santé passent avant toute demande de non-mixité, que l'enseignement de l'histoire et de la biologie ne souffre aucune dérogation, etc... ((6), p. 193). A ce catalogue à la Prévert, intentionnellement caricatural, l'intelligentsia politiquement correcte a répondu par le mépris, traitant les habitants d'Hérouxville de “ ploucs ”. Un débat national a quand même eu lieu, qui a accouché d'un rapport, dit rapport Bouchard-Taylor, écrit à l'eau tiède mais qui contient quand même ce constat : « Les membres de la majorité ethno-culturelle craignent d'être submergés par des minorités elles-mêmes  fragiles et inquiètes de leur avenir. » Ce pourrait être un diagnostic lucide de la votation suisse. 

  • Le déclin des Etats-nations prolonge en fait le recul de l'universalisme, dont on s'aperçoit après coup qu'il a atteint son apex en 1948, quand la Déclaration universelle des droits de l'homme a été votée au palais de Chaillot après deux ans de tractations. Faut-il rappeler que son article premier commence ainsi : « Tous les êtres humains naissent égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » Ces « mots qui sont des armes », selon l'expression de Robert Badinter, ont contribué à la décolonisation, à la chute du Mur de Berlin, à la fin de l'apartheid. Mais le rééquilibrage Nord-Sud a changé la donne numérique à l'ONU, où les régimes autoritaires et/ou corrompus sont désormais largement majoritaires. Quel sens donner à un Conseil des droits de l'homme présidé par la Libye du colonel Khadafi ? Sur le sujet qui nous occupe, l'événement le plus notable est la création en 1969, à l'initiative de l'Arabie Saoudite (qui n'a jamais signé la Déclaration de 1948), de l'Organisation de la Conférence islamique (OCI), dans le but de coordonner les actions des ministres des Affaires étrangères de tous les pays musulmans sur le dossier du Proche-Orient  et de “ promouvoir l'image de l'islam.” Autant le premier objectif est légitime, autant le second  s'est transformé progressivement en une machine de guerre contre les droits de l'homme, considérés comme “ un concept laïque occidental d'origine judéo-chrétienne et de ce fait, incompatible avec la charia islamique sacrée ” (Khomeiny). Après une décennie de tâtonnements, l'OCI se dote en 1990 d'une Déclaration des droits de l'homme en islam, clairement destinée à contrer la Déclaration universelle. Dans la Déclaration islamique, “ tous les droits et libertés énoncés sont soumis aux dispositions de la charia ” (art. 24), ce qui signifie sans ambiguïté que “ l'universalité disparaît pour être remplacée par le multiculturalisme en fonction des religions et des croyances ” (R. Badinter). Pire, la Déclaration de l'OCI réaffirme la supériorité de l'homme musulman et de l'umma islamique, qu'elle présente comme investis d'une mission civilisatrice, dans une phraséologie digne du colonialisme ou de l'impérialisme...ou encore du prédicateur égyptien Sayyid Qotb :  « Déclarer que seul Dieu est Dieu pour l'ensemble de l'Univers signifie la révolution globale contre toute attribution de pouvoir à l'être humain sous quelque forme que ce soit, la révolte totale, sur l'ensemble de la terre, contre toute situation où le pouvoir appartient aux hommes, de quelque manière que ce soit.» Cela sonne comme un “ choc des valeurs ” entre l'islam et l'Occident, entre l'islam et la démocratie. On ne dira jamais assez le retentissement néfaste des thèses de Huntington, à qui Ben Laden lui-même a apporté sa caution : « Je dis qu'il n'y a aucun doute là-dessus. Le “ choc des civilisations ” est une histoire très claire, prouvée par le Coran et les traditions du Prophète, et aucun vrai croyant qui proclame sa foi ne devrait douter de ces vérités. »  

On nous dira que toutes ces déclarations et proclamations ne viennent que d'illuminés qui prétendent parler au nom de Dieu, ou de régimes détestables qui prétendent parler au nom de peuples bâillonnés. Que l'immense majorité des musulmans souhaitent seulement vivre leur foi dans la paix et la dignité. Ce que confirment d'ailleurs les sondages en France, où l'islam est numériquement la seconde religion et où 80% des musulmans interrogés pensent que l'intégration dans la société française n'est pas contradictoire avec le Coran. On aimerait seulement que cette communauté si silencieuse, dans les pays d'immigration comme dans les pays d'origine, prenne un jour la parole - puisqu'on ne peut pas compter sur ses dirigeants -pour dire sa volonté d'accepter la démocratie et d'entrer dans la modernité.


Nguyễn Quang


version vietnamienne de ce texte :

Tháp tuyên lễ Thuỵ Sĩ và bản sắc dân tộc




(1) Le premier aurait dit au second d'y aller sans complexe, sans crainte de renverser “ le gros rouge qui tache. ” A l'approche des élections régionales, l'objectif était de rééditer le “ siphonnage des voix du FN ” qui avait fait le succès du candidat Sarkozy aux présidentielles. Voir le journal de campagne de Yasmina Reza, L'aube, le soir ou la nuit, Flammarion, 2007, p.130.

(2) Tzvetan Todorov, La Peur des barbares, Robert Laffont, 2008. Ce livre est consacré en partie à la réfutation de la thèse du "choc des civilisations" de Samuel Huntington.

(3) En l'an 212, l'édit de Caracalla a accordé la citoyenneté romaine à tous les habitants de l'Empire.

(4) Appel collectif à la suppression du ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale, publié dans Libération, 4 décembre 2009.

(5)  Histoire rapportée par Leonardo Coutinho, " Doit-on tolérer la pratique de l'infanticide ? ", Courrier International, 30 août 2007.

(6) Caroline Fourest, La dernière utopie, Grasset, 2009.


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