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ÉTRANGES ÉTRANGERS

- Linda Lê — published 22/10/2010 23:50, cập nhật lần cuối 12/04/2016 22:20
Le 13 octobre 2010 à Hà Nội, l'écrivain français d'origine vietnamienne Linda Lê a eu une rencontre avec les lecteurs vietnamiens à l'Espace - Centre culturel français à Hanoi, à l'occasion de la publication en vietnamien de ses ouvrages "Calomnie" et "Autres jeux avec le feu". Nous sommes heureux de publier ici son intervention intitulée Etranges Étrangers.


ÉTRANGES ÉTRANGERS


Linda Lê

causerie

 

Je ne m’arrogerai pas aujourd’hui le droit de parler au nom de ceux qui jettent des passerelles entre l’Orient et l’Occident, ni de ceux en qui sommeille un ambassadeur du brassage des cultures. Ils n’ont guère besoin de moi pour dénoncer l’étroitesse d’esprit et prononcer un réquisitoire contre le rejet du natif d’ailleurs, qui engendre l’aveuglement et le fanatisme.

Nous ne venons à bout de notre petitesse qu’en ayant des préceptes humanitaires, en nous évadant de cette prison qu’est notre habitacle d’égocentrisme pour nous ouvrir à ce que Maurice Blanchot appelle l’infinité de l’altérité. La tâche des gens de plume consiste à éveiller chacun au plaisir de sortir de sa coquille, d’appréhender le monde multiple et de se frayer un chemin vers son semblable, quand il cesse d’être un intrus pour devenir le détenteur d’un mystère à élucider, quand il ne constitue plus un obstacle dressé sur sa route mais se change en dépositaire des possibles.

La littérature ne vaut que si elle s’attaque aux idées toutes faites, si elle arrache l’incompréhension du fond des cœurs, si elle offre un tremplin permettant de dépasser les limites de notre condition. Les perspectives inédites qu’elle crée renferment la promesse d’une transcendance : conscients de notre finitude, nous cherchons à nous élever au-dessus de nous-mêmes en accueillant celui qui est différent, nous sommes en quête d’une osmose entre notre philosophie et les partis pris de notre vis-à-vis. Nous savons que notre richesse provient de notre aptitude à nous projeter sur l’Autre et à accepter l’étranger en nous. Ce mouvement alternatif, loin d’ébranler les soubassements de nos défenses, nous immunise contre les mauvais instincts et affermit notre cohésion. Nous ne sommes tout qu’en étant un réceptacle d’influences variées, un amalgame d’antinomies fécondes, une chambre d’écho où résonnent les paroles les plus plurivoques.

Puisque les barrières entre les êtres s’avèrent parfois presque insurmontables, il est vital d’essayer de les renverser en prenant à bras-le-corps les dissensions afin de faire d’un conflit générateur de haine un moyen de combattre le sectarisme. Puisque nos doctrines n’ont d’assises que si nous les étayons de synthèses englobant des propositions contradictoires, il convient d’arriver à un examen approfondi des tréfonds de notre être, où coexistent un conservatiste à œillères, en guerre contre ce qui met en danger son unicité, et un pionnier, impatient d’élargir ses vues et de se régénérer en buvant à la fontaine jaillissante des contrastes. Puisque notre degré de perfection dépend de notre capacité à juguler l’obsession des ennemis du dehors, il est primordial de tenir compte de cet ennemi du dedans qu’est le repli sur soi. Puisque les préjugés sont tenaces, il est essentiel de triompher de nos préventions par un surcroît de confiance : notre interlocuteur, d’où qu’il vienne, a une fonction stimulatrice, il nous empêche de nous encroûter dans un nationalisme cocardier, de condamner pour délit de faciès le quidam qui ne nous ressemble pas, il nous empêche de bannir tout métèque comme s’il s’agissait d’un envahisseur, de succomber aux fantasmes xénophobes qui suscitent la peur viscérale d’un déferlement des barbares. Puisqu’un visage hermétique est un livre à déchiffrer, il importe de ne pas repousser l’inexplicable, l’inattendu, l’insolite. Puisque nos égaux, quelle que soit la couleur de leur peau, ne le sont que si nous ne les excluons pas de notre sphère, il nous échoit de ne pas céder à l’ethnocentrisme, de ne pas imposer nos normes comme seuls critères, de ne pas craindre l’importation de concepts novateurs, la libre circulation des réserves de transmutation.

Puisque les civilisations sont mortelles, il nous incombe de méditer sur l’apport des écrivains apatrides à leur terre d’élection. Ils ont aboli les clôtures, brouillé la délimitation des caractéristiques d’une collectivité d’avec les particularités d’un sous-ensemble. Ils ont tendu à l’universalité en se purgeant d’a priori, en luttant contre les clichés sur chaque nation, sur les Blancs, les Noirs, les Asiatiques, sur les migrants assimilés ou isolés. Ils ont chanté ce que Robert Antelme nomme « l’aventure extraordinaire de se préférer autre ». Pour sonder les ténèbres de l’âme humaine, ils se sont transformés en enquêteurs sans frontières, dont le champ d’investigation est vaste : sans jugements sommaires, sans conclusions hâtives, ils sont nuancés dans leurs appréciations, ils parviennent à parfaire des portraits complexes de passagers clandestins, embarqués dans cette drôle de galère qu’est la vie en société, n’ayant pour tout bagage que leur appétit de savoir, pour tout passeport que leur volonté de briser les chaînes, c’est-à-dire de s’affranchir d’un trop grand enracinement dans le sol natal qui nuit à l’épanouissement et contrarie le développement intellectuel. L’internationale des transfuges prendra pour devise la profession de foi de Benjamin Fondane, Juif roumain ayant choisi d’écrire en français et qui clamait haut et fort : « Nous ne sommes d’aucun pays / notre terre c’est ce qui tangue / notre havre c’est le roulis ». Sa « Chanson de l’émigrant » est un précis de déracinement, quand, malgré le poids d’une race d’ancêtres, nous larguons les amarres qui nous tiennent liés, quand nous sommes seuls, seuls dans notre propre nuit, quand nous semons et moissonnons l’homme, quand nous parlons « la langue d’un désir de pain, de destruction, / de tendresse, de miel, de songe, de puissance », quand nous appelons sur nous l’orage et que notre plainte roule hors de l’histoire.

Moi, dont les attaches avec le Vietnam sont lâches, je n’ai pas la prétention de m’ériger en porte-étendard des expatriés tiraillés entre le regret de leur pays d’origine et l’avidité de découvrir de nouvelles contrées, entre la nécessité de ne faire partie d’aucune communauté, pour sauvegarder leur identité, et le désir de vivre en symbiose avec la tribu à laquelle ils se sont incorporés. Je me garderai d’être le messager des exilés, puisque je suis une renégate qui a oublié sa langue maternelle et a adopté le français pour raconter les tribulations de personnages ambigus, doubles, toujours au milieu du gué, ballotés de-ci de-là, tournés vers le passé mais anxieux de conjurer les périls de la nostalgie.

Toute œuvre artistique doit être selon moi une conjuration, à la fois un exorcisme destiné à vaincre les démons intérieurs qui menacent ma raison et un complot contre les puissances obscures qui incitent à la résignation. Toute œuvre doit être un vagabondage dans des territoires inexplorés, un franchissement des frontières séparant le réel et le rêve, le prosaïsme et l’idéalisme, autrui et soi-même. Toute œuvre doit être politique, en ce sens qu’elle s’interroge sur la place de l’individu parmi ses pareils, sur sa contribution à la préservation de certaines valeurs morales, telles que la fraternité et l’humanité, sur son adaptation, difficile ou non, aux circonstances, selon les caprices de la roue de la Fortune, qui avantage quelques élus au détriment du reste du troupeau. Toute œuvre, accomplie dans l’ombre, se révèle ainsi insurrectionnelle : elle ne laisse pas en repos le lecteur, obligé de révoquer ses principes en doute, de se demander si son insertion dans un corps social ne se fait pas aux dépens de sa singularité, s’il ne sacrifie pas aux conventions pour se ménager une issue de secours quand il est amputé de ses ressources. Si le conformisme n’est pas une force d’agrégation à laquelle, bon gré mal gré, il se soumet. S’il n’est pas le simple exécutant d’une partition composée par une autorité établie. Si le souci d’occuper une position dans un milieu ne prime pas son lent acheminement vers une évolution spirituelle. S’il ne court pas après ces mirages que sont la prospérité matérielle, la réussite, la gloire. S’il ne troque pas ce quelque chose d’intraitable en lui contre un illusoire sentiment d’appartenance. Si l’observation des convenances ne l’a pas contraint à rentrer ses griffes au point de n’être plus un poil à gratter, mais un béni-oui-oui. S’il n’a pas quitté le nulle part, sa demeure au temps où il se plaisait à n’avoir ni répondant ni patrie collée à ses semelles, pour jeter l’ancre dans un port où il serait toujours en transit. Si le mal dont il souffre n’est pas la perte de repères, quand la déculturation ne s’accompagne pas d’une totale adhésion avec les codes institués par le groupe auquel il tente de se joindre. S’il est encore susceptible d’un quelconque élan, lui tellement blasé, autocentré, et pourtant atomisé, hors d’état de rassembler les brisures de son moi.

Son salut réside dans l’Exotisme, tel que le définit Victor Segalen. Cet Exotisme-là n’est pas synonyme de goût pour le charme des tropiques, mais d’ivresse du sujet à sentir le Divers, lorsque se produit « la réaction vive et curieuse au choc d’une individualité forte contre une objectivité dont elle perçoit et déguste la distance ». Les disharmonies deviennent harmonies du Divers. La sensation d’Exotisme, la notion du différent, équivaut à la connaissance d’un hors soi-même, impossible à étreindre en soi. Grâce à la perception de la Différence, notre personnalité, rendue moins étriquée, plus nombreuse, se trouve enrichie. Le pouvoir d’Exotisme est une énergie vivifiante : il confère à ceux qui possèdent une individualité forte le pouvoir de concevoir autre. Et Victor Segalen d’ajouter : « C’est par la Différence, et dans le Divers, que s’exalte l’existence. »

Cette esthétique du Divers est la clef de voûte d’une argumentation en faveur d’une littérature transculturelle, où s’interpénètrent des modes de pensée, où s’imbriquent les références aux patrimoines des quatre coins de la planète, où s’entremêlent les hommages à des auteurs de tous horizons, sans qu’il en résulte de l’hétérogénéité, mais au contraire un tout cohérent, formé d’éléments en apparence incompatibles qui déterminent une fructueuse combinaison des antithèses. Le melting-pot où se rencontrent les défenseurs d’un art métissé, n’est pas un pis-aller de la mondialisation, quand ces adeptes de l’ouverture ne sont pas les proxénètes de l’exotisme, aimant le clinquant, mélangeant en un patchwork des emprunts faits ici ou là, accommodant à toutes les sauces des ingrédients pris au hasard, pourvu qu’ils soient l’indice d’une appétence de nouveauté.

L’écueil d’être à cheval sur deux mondes, c’est de n’être ni chair ni poisson, de rester dans le flou pour ne pas se laisser étiqueter. Le transplanté qui, telle une vivace, subsiste en terre étrangère, s’efforce d’échapper à tout catalogage, surtout si son univers est bipolaire, si son âme flotte incertaine entre des étendues distinctes, entre l’Est et l’Ouest. Sans renier ses origines, il s’est dédoublé, de telle sorte qu’il est dans une situation équivoque, particulièrement lorsqu’il a abandonné sa langue natale pour mieux maîtriser la langue de son pays d’adoption.

Je suis un de ces cas d’espèce. Dans mon enfance au Vietnam, j’ai fait très tôt l’apprentissage du français. Je m’absorbais dans la lecture des classiques de l’Hexagone, dans l’étude des Encyclopédistes du siècle des Lumières. Je m’imprégnais de poésie hugolienne, verlainienne, rimbaldienne. J’acquérais une familiarité avec les tragédies de Racine. Je me passionnais pour les Confessions de Rousseau, les descentes aux enfers de Nerval, la révolution littéraire introduite par les surréalistes, par les papes du Nouveau Roman. Perméable à toutes les inspirations, je capitalisais mes découvertes, j’agrandissais le cercle de mes connaissances, qui avaient toutes trait aux inventions d’audacieux démiurges européens. Ma tournure d’esprit se ressentait de l’alliage binaire qui composait mon for intérieur : j’étais écartelée entre la fidélité à l’Orient, représenté par mon père, et la tentation de l’Occident, qu’incarnait ma mère, amie de la France. Toujours était-il que les publications parisiennes me captivaient. Je me targuais de posséder à fond les thèmes des créateurs les plus marquants, de passer au crible les textes des prosateurs cosmopolites, qui invitaient à une excursion aux antipodes. Je me faisais fort de mieux manier mon instrument, la langue française, que les autochtones, au prix d’un renoncement à la pratique du vietnamien. Je brûlais ainsi mes vaisseaux, je m’interdisais tout retour, mais avec la grisante impression d’être une transformiste, changeant de costume et interprétant plusieurs rôles : celui d’un futur citoyen du monde, celui d’un passeur en herbe, à l’action unificatrice, celui d’un virtuel artisan du rapprochement entre les peuples, tout en étant un éventuel instigateur de troubles qui aborde des points dérangeants, par exemple en rappelant la thèse d’André Gide selon laquelle les grands artistes sont des produits d’hybridation et le résultat de déracinements et de transplantations. Étrangers à eux-mêmes, parfois étrangers parmi leurs compatriotes, ils ont fait de leurs vertiges des atouts pour réaliser l’alchimie du verbe. Toutes proportions gardées, et sans me comparer à eux, j’ai conscience d’être un hybride, intermédiaire entre l’exilée façonnée par une éducation faisant la part belle aux productions venues d’ailleurs, la réfugiée qui refuse le ghetto et l’Orientale désorientée, partagée entre la soif de se libérer de toutes les entraves et l’envie de conserver des liens affectifs avec son lieu de naissance. Je n’ai pu trouver mon unité qu’en écrivant, en fouillant dans mes souvenirs pour restituer les douleurs et les extases éprouvées, en migrant d’un espace imaginaire à un autre, en allant toujours plus avant dans la recherche de modes d’expression qui me soient personnels.

J’ai aspiré à parachever des fictions où est mis en relief le désarroi des inquiets et des inassouvis, dépourvus d’axe central, inaptes aux conquêtes, masquant tant bien que mal leurs manques, mais à leur manière, ils sont des agents de la subversion. Fous, sceptiques, mélancoliques, endeuillés, duels, voire pluriels, habités par des fantômes, handicapés par une pétrifiante lucidité, peu conséquents avec eux-mêmes, peu en phase avec leur époque, ils sont experts à s’esquiver, à se dérober, à lancer de fausses pistes, à combler l’abîme entre le réel et le fantastique. Doués d’un penchant à l’introversion qui n’est pas inconciliable avec la compassion, d’une tendance à la dissection, propice aux remises en cause, ils sont portés à la contestation, ils dynamitent nos convictions, ils perturbent notre confort intellectuel. S’ils s’auscultent, c’est pour faire l’autopsie de nos compromissions. S’ils regardent en arrière, c’est pour mieux se devenir même en demeurant des étrangers à vie. S’ils s’enracinent quelque part, ils n’ont d’attachement que pour leur liberté. S’ils sont l’illustration d’une idée, ce ne peut être que celle d’une radicale étrangeté, dont Baudelaire disait qu’elle est le condiment indispensable de toute beauté.

Déplacés, importuns, hétérodoxes, ils soulèvent des questions intempestives, telles que la survie en tant que spécimens du proscrit en rupture de ban, le non à une morale figée, l’opposition à la dictature de la normalité, la transgression des tabous sociaux, la dissidence au sein d’un microcosme codifié, la résistance face à toutes les formes d’oppression. Ils vivent un éternel exil, même lorsqu’ils n’ont pas déserté leur pays. Ils ne trouvent d’asile que dans leur ambivalence et leur irréductibilité. Ils pourraient prévenir tout embrigadement en reprenant à leur compte l’avertissement d’Armand Robin : « Je serai pour toute ère un étrange étranger : / J’aurai passé mes jours à supprimer ma vie ».

Parallèlement à mon travail romanesque, j’ai célébré dans des essais des auteurs qui sont des éclaireurs, des insurgés, tenants d’une émigration intérieure. J’ai fait miennes leurs interrogations sur la viabilité de nos conceptions, quand nous nous accrochons au chauvinisme, sur la pertinence de nos analyses, quand nous attisons des querelles de clocher, sur le bien-fondé de nos axiomes, quand nous décrétons que l’enfer, c’est les autres, sur le rétrécissement de notre entendement, quand nous bornons notre horizon en nous frottant uniquement à ce qui nous est familier, sur l’inanité de nos credo, quand nous privilégions systématiquement notre sœur par rapport à notre cousin, notre cousin par rapport à notre voisin, notre voisin par rapport à un inconnu.

L’attrait de l’inconnu est un des impératifs de la création. Il faut s’égarer dans un dédale de perplexités et d’effrois provoqués par la confrontation entre soi et cet Autre qui est une énigme à débrouiller, pour peu qu’on soit prêt à briser son armure. Il faut s’oublier pour enfanter des solitaires altruistes, des éclopés de l’amour, des esseulés en quête de leur alter ego, des affligés dont le besoin de consolation est impossible à rassasier, des créatures en proie au clivage du moi, des réprouvés, chassés du vert paradis, des monstres d’égoïsme, sans ouverture sur leurs prochains, des phénix renaissant de leurs cendres, des originaux indéfinissables, des pèlerins, oiseaux de passage.

Il faut se rendre étranger à soi pour atteindre à une littérature qui ne soit pas domestiquée. Si elle ne vise pas à être un pur divertissement sans portée, toute œuvre véritable nous pousse à scruter les profondeurs de notre être, non pour nous complaire dans le nombrilisme, mais pour dénouer l’écheveau de nos répulsions irraisonnées qui entraînent l’incommunicabilité. Débarrassés des stéréotypes sur celui qui est tout l’opposé de nous, nous sortons de nous-mêmes, nous faisons le voyage qui nous mène loin des discours simplistes et des généralisations schématiques, nous allons au-devant d’autrui, quand il n’est plus une abstraction gênante, autour de laquelle cristallisent des rancœurs, des ostracismes, mais devient le catalyseur d’une vision prométhéenne, d’un culte de tout ce qui est de l’homme, sans distinction quant à la nationalité, la religion ou le rang. Est-ce là une utopie irréalisable ? Une construction mentale sans fondement ? J’ai la faiblesse de croire que l’avenir de l’humanité repose sur les humanistes, espèce qui n’est pas en voie d’extinction, malgré la résurgence des théories pernicieuses sur l’inégalité des races. Le legs que nous recevons d’eux suppose que nous ne soyons pas réfractaires à ce qui nous est incompréhensible, que nous progressions en extirpant nos opinions préconçues. Notre pierre philosophale, c’est comment ne pas nier l’altérité, ne pas instaurer de relations où il y aurait un dominant et un dominé, un peuple supérieur et un peuple primitif auquel sont apportés les prétendus bienfaits de la civilisation.

Créer implique de cultiver son absolue étrangeté, sa sauvagerie intérieure. Elles favorisent la démystification du rationnel, la suprématie du révélé, l’avènement de la magie, la manifestation de phénomènes occultes, le surgissement du bizarre, l’apparition de trajectoires dévoyées, la mise à profit d’un dérèglement de tous les sens, la formulation de l’éperdu, l’alliance des extrêmes, l’onirisme et le retour à la froide raison, l’exploitation du talent d’aller au-delà, d’extravaguer, la fréquentation des régions suprasensibles, vraie patrie des voyants, l’éveil de la faculté d’envoûtement, l’accentuation des prédispositions à jouer les trouble-fêtes, à être le transcripteur de l’autre réalité, à injecter un nouveau principe vital dans cet organisme sans ressort qu’est la littérature lorsqu’elle se nourrit seulement de vérités rassurantes.

Exilés irréconciliables avec les esprits bornés, étrangers dans leur propre pays, habitués de la fugue hors du cocon protecteur, francs-tireurs ne se rangeant sous aucune bannière, exceptions frisant l’anomalie, démolisseurs des idéologies régnantes, éradicateurs de l’intolérance épidémique, adversaires des vieux fossiles pour qui les cloisons entre les nations sont étanches, initiateurs secondés par leur inlassable curiosité des ouvrages où fermente la révolte, xénophiles friands des trouvailles de lointains expérimentateurs, éclectiques détonnant dans les coteries fermées aux innovations, internationalistes ambitionnant d’élaborer un syncrétisme, fusion de plusieurs cultures, ils sont à l’avant-poste de la modernité, ils pourraient dire, comme Armand Robin : « Le cœur de l’homme, je veux l’apprendre en russe, arabe, chinois. / Pour le voyage que je fais de vous à moi / Je veux le visa / De trente langues, trente sciences. »

Faisant sécession, allant à contre-courant, mais accueillant hospitalièrement celui qui est dissemblable d’eux, ils sont les figures emblématiques d’un art qui serait le lieu de la communion humaine, selon le mot de Victor Hugo. Ils nous sont nécessaires pour ne pas laisser nos idées se rancir à force d’hostilité envers les populations allogènes. Ils nous guident dans nos échanges, afin que nous ne vivions pas en vase clos, que nous ne soyons pas inaccessibles à la sympathie, sans être les dupes d’un nivellement par le bas.

Je conclurai ces développements sur les délogés en citant Marina Tsvetaieva, poète russe au destin tragique. Réfugiée en France, elle écrivait le 6 juillet 1926 à Rainer Maria Rilke : « Goethe dit quelque part qu’on ne peut rien réaliser de grand dans une langue étrangère – cela m’a toujours paru sonner faux. […] Écrire des poèmes, c’est déjà traduire, de sa langue maternelle dans une autre, peu importe qu’il s’agisse de français ou d’allemand. Aucune langue n’est langue maternelle. Écrire des poèmes, c’est écrire d’après. C’est pourquoi je ne comprends pas qu’on parle de poètes français ou russes, etc. Un poète peut écrire en français, il ne peut pas être un poète français. C’est ridicule. […] On devient poète (si tant est qu’on puisse le devenir, qu’on ne le soit pas tous d’avance !) non pour être français, russe, etc., mais pour être tout. Ou encore : on est poète parce qu’on n’est pas français. La nationalité est forclusion et inclusion. Orphée fait éclater la nationalité, ou l’élargit à tel point que tous (présents et passés) y sont inclus. »

Je vous remercie de votre attention.


Linda Lê


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