Du matricule ZTW 605 à Phạm Văn Nhận, cinéaste
Pionnier du cinéma vietnamien de fiction, le cinéaste Phạm Văn Nhận vient de décéder, le mois de septembre dernier, à l’âge de 98 ans dans le Midi de la France. Le ciné-club Yda lui rendra un hommage à Paris le 8 décembre (14h15) à l’Espace Ararat (11 rue Martin Bernard, Paris 13e) et présentera, à cette occasion, le film La justice des hommes (Vì đâu nên nỗi) que Pham Van Nhan a réalisé en France en 1954. Dans un entretien en septembre 2015 au journal Diễn Đàn, il avait relaté le parcours qui l’a amené au cinéma.
Du
matricule ZTW 605 à
Phạm Văn Nhận, cinéaste
Trần
Hải Hạc
Bien qu’administrativement né en 1921 à Đông Ngạc au Nord du Viet Nam, Phạm Văn Nhận a 96 ans aujourd’hui et vit à La Grande Motte dans le Midi de la France. Son visage est connu depuis que l’ouvrage Immigrés de force : Les travailleurs indochinois en France 1939-1952 de Pierre Daum (2009) et les récents documentaires consacrés à ces travailleurs vietnamiens – Công Binh de Lam Lê (2012), Asiatiques en France de Laurence Jourdan (2013) –, ont diffusé la photo d’identité du travailleur sans nom désigné par son seul matricule ZTW 605.
1939, Phạm Văn Nhận à Phúc Yên, Vietnam (Gauche)
2009,
Phạm Văn Nhận à La Grande Motte, interview du journal La Provence (Droite)
Alors que le Centre national du cinéma français (CNC) vient de numériser les films de fiction qu’il a réalisés en France au début des années 1950 – Les deux mondes (1953), Le prix du bonheur (1953), La justice des hommes (1954) – Phạm Văn Nhận se remémore dans quelles conditions il est venu au cinéma. Ou plutôt, comment le cinéma est venu à lui, puisqu’il n’a jamais fait d’études cinématographiques et que toute son œuvre au cinéma – non seulement en tant que réalisateur mais aussi responsable de laboratoire de développement et tirage de films, inventeur de techniques et matériels de doublage de films… – est née de la rencontre entre un esprit ingénieux, d’une vive intelligence pratique, avec une suite de circonstances bienfaisantes.
En
1939, en préparation de la guerre avec l’Allemagne, la France
mobilise la main d’œuvre indigène des colonies (la MOI), au Vietnam
notamment, pour l’envoyer travailler dans les usines de la
métropole en remplacement des ouvriers français partis au front. Si
pour les paysans vietnamiens, il ne s’agit rien d’autre que d’une
forme de travail forcé, pour certains jeunes des villes, c’est une
occasion de venir s’instruire en France. C’est le cas du jeune Phạm Văn
Nhận, élève en classe de première du lycée Thăng Long à
Hà Nội, qui renonce à passer son baccalauréat première partie pour
aller en France dans le cadre des travailleurs requis en tant
qu’interprète. Arrivé en métropole, il s’inscrit aux cours par
correspondance en électricité, radio et téléphone pendant
quelques mois avant que la France ne capitule. Pendant l’occupation
allemande, Nhận partage le sort commun des travailleurs requis,
regroupés en zone Sud dans les camps de la MOI, et participe aux
luttes de ses compatriotes contre les abus et mauvais traitements de
l’administration des camps. A la libération, il est embauché par
une société de l’armée américaine et devient, après un stage
de formation, réparateur en électricité.
1946, Phạm Văn Nhận (à droite) avec Hồ Chí Minh (à gauche) au parc de Bagatelle, Paris
Toutefois
sa passion est la photographie, et les premières économies de Pham
Van Nhan à son arrivée en France sont destinées à l’achat d’un
appareil Lumière Super Eljy. De nombreuses photographies des camps
de travailleurs vietnamiens de la MOI qu’on peut voir aujourd’hui
sur internet ont été prises avec cet appareil. Lors de la visite
officielle en France de Hồ Chí Minh en 1946, l’Amicale des
Vietnamiens met Nhận en relation avec le photographe de la délégation
Vũ Năng An. En même temps, le peintre Mai Thứ, le seul dans
l’Amicale à savoir tenir une caméra 16 mm, crée le groupe
cinématographique Sao Vàng (Etoile d'Or) et, c’est dans ce cadre,
que Phạm Văn Nhận fait ses premières armes et tournera des images
devenues historiques du Président Hồ, de la délégation Phạm Văn Đồng (à
la Conférence de Fontainebleau) et du mouvement Việt kiều.
Cette
première expérience met Phạm Văn Nhận en relation avec un cinéaste
français dont l’épouse est vietnamienne, Léo Joannon, qui dirige
une fabrique d’appareils cinématographiques et embauche Nhận pour
contrôler le matériel avant livraison – ce qui permet à ce
dernier de manier les diverses caméras et leurs objectifs. Quand
Léo Joannon entreprend la réalisation de films, il demande à Nhận
d’être son assistant, ce qui permet à celui-ci de découvrir les
différentes tâches du processus de tournage. Aussi en 1952, Phạm Văn
Nhận décide-t-il de louer lui-même une caméra 35 mm pour
réaliser son premier film de 30 minutes, dont le titre Một trang nhật ký
(Une page de journal) relate
la vie d’étudiants
vietnamiens à Paris qui, ne recevant plus d’aide financière de
leur famille au Viet Nam, se débrouillent pour assurer leur propre
subsistance – avec dans les rôles principaux Phùng Thị Nghiệp et
Phạm Trung Vinh. Après le tournage, grâce à la relation familiale
de son épouse française avec Monsieur Faidherbe, directeur
technique du laboratoire LTC, Phạm Văn Nhận a pu entrer dans le
laboratoire et s’auto-former aux différentes opérations de
postproduction à commencer par le développement, le tirage,
l’étalonnage et jusqu’au montage. Une page de journal,
malgré les maladresses d’un premier film, est un succès lors de
sa distribution commerciale au début de l’année 1953 au Vietnam – étant
le premier film de fiction d’un réalisateur vietnamien
après l’indépendance nationale (à la fin de la même année, est
distribué le long métrage de fiction Bến cũ [Les anciens
quais] de Phan Tại et Nguyễn Bá Hùng).
Ce
succès incite la Banque franco-chinoise à commander à Phạm Văn Nhận une
suite. Ce sera Hai
thế giới (Les deux mondes),
film de 61 minutes, réalisé en 1953 et qui traite du fléau de la
tuberculose dans le milieu des étudiants vietnamiens en France –
avec Phùng Thị Nghiệp, Lê Hùng, Vũ Ngọc Tuân, Phạm Ngọc Tuấn. La même
année, Phạm Văn Nhận enchaîne Giá hạnh phúc (Le prix du
bonheur), un film de 78 minutes, qui rassemble Vĩnh Huệ, Lê Hùng
et Vũ Ngọc Tuân dans l’histoire d’une famille vietnamienne en France
où la persévérance de l’épouse viendra à bout de l’époux
débauché et violent. Le quatrième film de Phạm Văn Nhận marque la
naissance de la maison Mỹ Phương Phim créée en 1954 par Madame Hạ
Thị Loan pour produire en France et distribuer au Vietnam Vì đâu nên nỗi (La justice des hommes), une fiction
de 94 minutes.
Adapté d’un roman de Hồ Biểu Chánh, le film recrée dans la
bambouseraie d’Anduze un village du delta du Mékong sous la
colonisation française et dont les personnages principaux sont joués
par Nguyễn Tấn Hớn, Nguyễn Thị Tuyết Vân et Hương Sinh. A partir de
là, l’œuvre cinématographique de Phạm Văn Nhận s’identifiera
entièrement à la maison Mỹ Phương Phim.
La justice des hommes (1954) sera présenté au ciné-club Yda, le 8 décembre prochain
Après
les Accords de Genève qui mettent fin à la guerre
franco-vietnamienne, Mỹ Phương Phim transfère son activité de
production au Vietnam et Lòng nhân đạo (Un sentiment
d’humanité) est le premier film que Phạm Văn Nhận réalise à Sài
Gòn en 1955. Inspiré d’une nouvelle de Phú Đức, le film met en
scène l’histoire d’un médecin saigonnais vivant égoïstement
dans la richesse, et de son infirmière qui le convainc de soigner
les malades des quartiers pauvres – avec dans les rôles principaux
Kim Cương, Trần Văn Trạch, Hà Minh Tây. En 1956, Nhận réalise Giọt máu rơi (La goutte de sang abandonnée) mais
le film est bloqué
par la censure au motif qu’il met en scène un conflit de classe
entre des travailleurs pauvres et de puissants bourgeois. En fait,
révèle Nhận, le film n’a pas eu son visa d’exploitation car Mỹ
Phương Phim s’est refusée à graisser la patte des censeurs. A la
suite de cette expérience malheureuse, Nhận et la maison Mỹ Phương
Phim en ont tiré la conclusion qu’ils ne pouvaient produire des
films dans ces conditions. La goutte de sang abandonnée, le
film interdit de Pham Van Nhan, sera aussi son dernier film.
A
partir de 1957, Mỹ Phương Phim poursuivra son activité de cinéma
uniquement dans le domaine technique, avec la construction de studio
de tournage, de laboratoire de développement et tirage, de studio de
sonorisation et de doublage. Grâce à sa formation en électricité
et son savoir faire, Phạm Văn Nhận invente une technique ingénieuse
de doublage à bas coûts, enregistrant le son sur bandes magnétiques
qui sont ensuite collées sur la pellicule du film. Un film doublé
par Mỹ Phương Phim comporte ainsi jusqu’à trois bandes - sons : la
bande originale à lecture optique et deux bandes à lecture
magnétique, une en vietnamien et la seconde en chinois pour les
salles de cinéma de Chợ Lớn. Outre cette innovation, Nhận fabrique
lui-même le matériel nécessaire à la découpe et le collage des
bandes magnétiques, ainsi que le matériel de projection à lecture
magnétique. La technologie Mỹ Phương est exportée au Cambodge
lorsque se monte un studio de doublage à Phnom Penh. Nhan indique
que, à certaines périodes, la quasi-totalité des films doublés
projetés à Sài Gòn - Chợ Lớn sortaient des studios Mỹ Phương Phim –
non seulement des films indiens mais encore japonais, américains,
français. Toutefois, en raison de l’impossibilité à protéger le
droit de propriété intellectuelle, Mỹ Phương Phim par la suite a du
faire face à des concurrents ayant copié sa technologie du
doublage. Phạm Văn Nhận a encore inventé une technique de
sous-titrage également très économique mais qui ne s’est pas
beaucoup développée car son coût restait plus élevé que celui du
doublage.
En 1965, les évènements politiques et militaires au Sud Vietnam amènent Phạm Văn Nhận à prendre la décision d’arrêter toute activité cinématographique au pays et à revenir vivre en France avec sa famille. Avant de prendre sa retraite à La Grande Motte, au bord de la Méditerranée, il a eu bien d’autres activités mais sans rapport avec le cinéma – en autres l’élevage de moutons dans une ferme en Poitou - Charente. Son nom n’a resurgi qu’avec la publication en 2009 du livre de Pierre Daum, suivi par les sites internet dédiés aux travailleurs indochinois, les expositions itinérantes, les cérémonies d’hommage à Arles et d’autres municipalités, les projections-débats partout en France du film de Lam Lê, la diffusion sur France 5 du documentaire de Laurence Jourdan… Pourtant, pour le cinéaste vietnamien de 96 ans, le plus significatif reste l’initiative des Archives françaises du film, où sont conservés ses trois longs métrages réalisés en France, de restaurer Les deux mondes, et la décision de la Cinémathèque française de présenter le film en juin 2014 dans le cadre du Panorama du cinéma vietnamien.
Trần Hải Hạc
Texte original : Trần
Hải Hạc, Diễn Đàn - Forum,
14.9.2015 : Từ
lính thợ ZTW 605 đến Phạm Văn Nhận nhà điện ảnh
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