"L'Economie socialiste" : Marx, Lénine, Staline et... le Vietnam
« L'Économie
socialiste » :
Marx, Lénine,
Staline... et le Vietnam
Entretien avec TRAN HAI HAC
réalisé par HO THI HOA
Nous publions le texte d'un entretien réalisé par Hồ Thị Hoà dans le cadre d'un rapport sur « les pays socialistes après 1991 » (Université Libre de Bruxelles). Trần Hải Hạc (Université Paris 13) est l'auteur de Relire Le Capital - Marx, critique de l'économie politique et objet de la critique de l'économie politique (éditions Page Deux, 2003). Concernant la politique économique du Parti Communiste Vietnamien, les lecteurs vietnamophones peuvent lire également son étude : Học thuyết Marx, Đảng cộng sản Việt Nam và vấn đề bóc lột (Le marxisme, le PCV et la question de l'exploitation) publiée dans le numéro 3 de la revue Thời Đại.
Lire
la version vietnamienne de ce texte : BẢN
TIÊNG VIỆT
A partir de la Révolution d’Octobre 1917 et surtout après la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique et de nombreux pays socialistes ont choisi le marxisme-léninisme comme fondement pour l’édification de leur économie planifiée. Peut-on alors dire qu’il existe, du point de vue théorique, un modèle achevé de l’économie chez Marx et Lénine ? Quelles sont les principales thèses constitutives du caractère général de ce modèle ?
Au préalable, il me semble nécessaire de distinguer, sur le plan de la terminologie, la théorie de Marx, la théorie de Lénine et le marxisme-léninisme, terme créé par Staline pour qualifier sa propre théorie.
1. Tout d’abord – faut-il le rappeler –, la totalité des travaux économiques de Marx est consacrée au mode capitaliste de production, à ce que par euphémisme aujourd’hui on appelle l’économie de marché. Sur le socialisme, Marx n’a fait qu’ébaucher quelques perspectives (notamment par sa critique de l’étatisme dans la Critique du programme de Gotha), mais il n’en a aucunement donné une analyse systématique, c’est-à-dire une théorie. Marx n’a pas fait la théorie du socialisme pour la simple raison que, le socialisme n’existant pas, il ne pouvait le théoriser. Aussi, est-ce une confusion, une erreur que d’identifier la théorie de Marx à un modèle de socialisme ou d’une quelconque économie planifiée. Certes, Marx se réclame du communisme par quoi il désigne non pas un idéal auquel la réalité doit se conformer, mais le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. Parce que Marx prétend faire oeuvre de science, ses travaux étudient ce qui est – le capitalisme, sa reproduction et sa négation –, et non pas ce qui devrait être, un idéal de société conçu indépendamment du mouvement réel de l’histoire. De là, son refus constant de formuler ce que seraient les lois nécessaires de la société future (« les recettes pour les marmites de l’avenir » de la Postface à la 2e édition allemande du Capital).
2. Ce que la Révolution de 1917 met à l’ordre du jour, ce n’est pas non plus la question de la construction du socialisme, mais celle de la transition du capitalisme au socialisme. Les écrits de Lénine ne contiennent pas de théorie de l’économie socialiste – qui n'apparaîtra que dans les années 1930 –, mais seulement une « théorie de l’économie soviétique » qu’il qualifie d’étatisée et non de socialiste. Dans les controverses qu’il mène au sein du parti communiste, Lénine dénonce l’illusion du « communisme de guerre » qui fait croire que l’organisation de la production et de la répartition par l’Etat établit un nouveau système économique de caractère socialiste (Rapport à la VIIe conférence du parti de la province de Moscou). Il soutient que le capitalisme d’Etat est une forme sociale de production supérieure à l’économie étatisée existante et que son développement représente un pas en avant vers le socialisme (Sur l’infantilisme de gauche et les idées petites-bourgeoises). De là également sa conception de la NEP comme politique d’alliance ouvrière - paysanne, la classe ouvrière devant avancer vers le socialisme avec la paysannerie et pas autrement (Discours de clôture du XI e congrès du parti).
3.
Les débats économiques
perdureront jusqu’au « Grand tournant »
de 1930 où Staline, éliminant toute divergence de
position au sein de la direction du parti communiste, impose par la
terreur la collectivisation intégrale des campagnes, le
développement prioritaire de l’industrie lourde et la
planification centralisée de la production et de la
répartition (Les
questions du léninisme). La nature
socialiste des rapports de production étatisés devient
un dogme et la Constitution de 1936 proclame la suppression du régime
d’exploitation en Union soviétique. En même temps,
est lancé le projet d’un manuel d’économie
politique qui codifierait les lois du « mode de production
socialiste » - Staline intervenant dans sa rédaction
chaque fois qu’il le fallait (Les
problèmes économiques
du socialisme en URSS). Ce fameux ouvrage, paru en 1954
sous le titre
de Manuel
d’économie
politique de l’Académie
des sciences de l’URSS, fixe l’orthodoxie en matière
de théorie économique. Il constitue, aujourd’hui
encore, la référence – par son esprit et sa
méthode – des divers manuels d’économie
politique « marxistes-léninistes » en
usage en Chine et au Vietnam.
Comment s’explique l’écroulement de l’Union soviétique et des pays de l’Europe de l’Est ?
Je reprendrai ici la distinction posée précédemment.
1. Pour la théorie stalinienne, cette implosion de l’Union soviétique n’est pas pensable. Le marxisme-léninisme ne peut l’expliquer, sauf à invoquer un complot de l’étranger, c’est-à-dire une cause extérieure au système socialiste. Or, si on admet cette argumentation, cela voudrait dire que le socialisme n’est pas un système stable et, qu’en ce sens, il ne constitue pas un nouveau mode de production.
Si
le modèle de l’économie
socialiste ne peut rendre compte de ce qui s’est passé
en Union soviétique et dans les pays de l’Est, c’est
parce que sa construction escamote l’analyse des rapports réels
de production, leur reproduction et leur négation,
c’est-à-dire l’étude du « socialisme
réellement existant ». Il est, pour l’essentiel,
construit sur le formalisme juridique et des tautologies du
type :
Il n’y a pas d’exploitation en Union soviétique
car les moyens de production y sont la propriété de la
société toute entière ; cette propriété
est de nature socialiste car elle résulte d’une
collectivisation des moyens de production par un Etat
socialiste ;
cet Etat est de nature socialiste car le pouvoir politique y est
détenu par un parti communiste ; ce parti a une nature
communiste car il préconise l’abolition de la propriété
privée des moyens de production… C’est ainsi que,
dès le départ, la question de l’exploitation (les
travailleurs contrôlent-ils réellement la production et
la répartition du produit social ?) se trouve évacuée
de l’économie politique du socialisme.
J’ajouterai
que le modèle
d’une économie centralement planifiée,
fonctionnant sur la base de relations sociales seulement verticales,
est aussi irréel que le modèle d’une économie
de marché décentralisé, structuré
uniquement par des relations sociales horizontales. De fait, les
économies de marché réellement existantes ne se
reproduisent que par une instance de régulation centralisée – l’Etat –
qui leur permet de surmonter leur
instabilité. De même, les économies centralement
planifiées réellement existantes se sont reproduites en
recourant à des marchés informels et souterrains qui
seuls leur ont permis de surmonter leurs déséquilibres.
2.
On trouve dans les travaux de
Marx sur la critique du fétichisme du capital et du fétichisme
de l’Etat les éléments nécessaires à
une déconstruction de l’économie politique du
socialisme par laquelle doit débuter toute étude du
socialisme réellement existant. Je ne retiendrai ici que deux
éléments.
*
Dans le Capital,
Marx ne
cesse de
critiquer l’identification du rapport social de production à
sa forme de manifestation juridique – le rapport de propriété –, forme
qui cache le contenu du rapport de production et
l’inverse même : l’exploitation capitaliste y
apparaissant comme non-exploitation. Le Capital
montre
encore que la
propriété publique des moyens de production est une
forme juridique qui peut dissimuler des rapports de classes :
tel est le cas de la propriété foncière
communautaire dans le « despotisme oriental », de
l’étatisation de la propriété foncière
dans le capitalisme, voire du mot d’ordre de nationalisation
des terres et de la rente foncière - inscrit dans le Manifeste
du parti communiste - qui est « un
leurre »
(Lettre
à Sorge 3.6.1881)
s’il laisse subsister le
travail salarié ou ne l’abolit que formellement (la
constitution soviétique de 1936).
* Marx amorce la critique de l’Etat dès ses premiers textes de 1843-1846 (Critique du droit politique hégélien ; A propos de la question juive ; L’idéologie allemande) et la poursuit jusque dans ces derniers écrits (La guerre civile en France ; Critique du programme de Gotha). On y lit que dans une société gouvernée par les intérêts privés, la catégorie de l’intérêt général s’exprime sous la forme de l’Etat moderne, apparaissant comme indépendant de la société civile et supérieure à elle ; en même temps, parce que la société civile est une société divisée en classes sociales, l’Etat moderne constitue la forme sociale par laquelle la classe dominante fait valoir ses intérêts privés comme intérêt général, lequel devient illusoire. La même contradiction traverse le fonctionnement de l’Etat moderne : que ce soit le système représentatif où la séparation entre les citoyens (réduits au statut d’électeurs) et leurs élus (qui forment la classe dirigeante) dépossède le citoyen de son pouvoir politique; ou encore la bureaucratie dont les membres ont tendance à faire passer leurs intérêts propres pour l’intérêt de l’Etat dont ils ne sont que les fonctionnaires. C’est dans cette critique de l’Etat moderne et son fétichisme que Marx inscrit la perspective du dépérissement de l’Etat (et en voit une ébauche dans les nouvelles pratiques politiques de la Commune de 1871) – tout à l’opposé du bureaucratisme et de l’hypertrophie de l’appareil d’Etat auxquels a donné lieu le socialisme réellement existant.
3.
Les écrits de Lénine – qui s’inscrivent dans l’histoire de l’Union
soviétique des années 1917-1923 – manifestent un
soucis constant d’analyser les rapports réels de
production, c’est-à-dire d’apporter des réponses
aux questions : qui, dans la société, décide
réellement de l’allocation des moyens de production ?
de l’organisation du travail ? de la répartition du
produit social ? Ainsi dès 1918, Lénine indique
que l’expropriation des capitalistes, en tant qu’acte
juridique ou politique, ne résout pas la question du
socialisme, puisqu’il faut encore établir un mode de
gestion autre que capitaliste – une gestion ouvrière –
des rapports sociaux dans l’économie (La révolution
prolétarienne et le renégat Kautsky). Puis, lorsque,
menacé par un effondrement, le pouvoir soviétique doit
faire une série de pas en arrière – notamment
remplacer le contrôle ouvrier des usines par un système
administratif de direction centralisée de l’économie,
nommer les dirigeants d’entreprises jusque là élus,
ouvrir l’échelle des salaires 5 fois au-delà du
minimum... –, Lénine précise qu’il s’agit
de mesures de circonstances de nature capitaliste (en soulignant que
par capital, il entend non pas une somme d’argent mais bien des
rapports sociaux déterminés – Les tâches
immédiates du pouvoir des soviets). Or, ces mesures
provisoires, non-socialistes vont perdurer au-delà de la mort
de Lénine, et se consolider jusqu’à devenir,
après le Grand tournant de 1930, le contenu normal des
rapports socialistes dans la gestion de la production, l’organisation
du travail et la répartition du produit.
Je retiendrai aussi de Lénine sa remise en question de la définition de l’Etat soviétique comme « Etat ouvrier » : cette caractérisation oublie tout d’abord que ce ne sont pas les ouvriers, mais les paysans qui sont majoritaires ; d’autre part, elle perd de vue qu’il s’agit d’un Etat ouvrier à déformation bureaucratique (La crise du parti). L’opposition d’intérêts entre ouvriers et appareil d’Etat ne pouvant être écartée, l’indépendance des syndicats vis-à-vis de l’Etat devient une nécessité afin de défendre les ouvriers contre leur propre Etat (Les syndicats, la situation actuelle et les erreurs de Trotsky). Dans ses derniers textes, Lénine met en garde les communistes contre l’illusion qu’ils possèderaient les capacités nécessaires à l’édification d’un appareil d’Etat méritant véritablement le nom de soviétique ou de socialiste (Mieux vaut moins, mais mieux). Pour Lénine, les communistes sont devenus des bureaucrates, et si le pouvoir communiste devait périr, ce serait par son bureaucratisme (« Notre pire ennemi intérieur : c’est le communiste bureaucrate » – La situation internationale et intérieure de la République des soviets).
4. Certes, faire la critique de l’économie politique marxiste-léniniste du point de vue de Marx ou de Lénine ne signifie pas qu’il n’y a rien à redire aux analyses de Marx ou de Lénine, et que celles-ci échapperaient à la critique. Mais cette critique est d’un autre ordre ou du moins elle se situe à un autre niveau. Je ne peux la traitée dans le cadre de cet entretien et me limiterai ici à deux brèves remarques :
* Ce que Marx a dit du socialisme se ramène à un
certain nombre de perspectives qu’il esquisse à partir
de l’analyse du capitalisme et de ses contradictions de
classes : un mode de production de travailleurs librement
associés (qui n’oppose plus travail intellectuel et
travail manuel, tâches de direction et tâches
d’exécution) ; un mode de répartition du
produit social selon le travail, puis selon les besoins. Rien n’est
dit cependant des contradictions sociales dans
l’après-capitalisme :
la possibilité et la nature des conflits sociaux, leurs formes
et leurs modes de résolution. Certes, on pourrait dire, comme
Marx dans la Critique
du programme de Gotha, qu’il s’agit
là de questions auxquelles seule la science peut
répondre – c’est-à-dire, qui n’ont
de réponse que sur la base d’une analyse de l’expérience
historique du socialisme. Il n’empêche que c’est
bien sur cette question centrale – qui concerne l’existence
des
rapports de pouvoir et de la démocratie, le rôle de
l’Etat et des organisations politiques – qu’est venu
s’échouer le socialisme réellement existant.
* Construites sur l’expérience des premières
années de la Révolution russe, les analyses de Lénine
portent, elles, sur les problèmes de la période de
transition, qualifiée de « dictature du
prolétariat ». Par ce terme, Marx désigne
simplement la domination politique de la classe des travailleurs qui
se substitue à celle de la bourgeoisie : il s’agit
là d’une domination de classe et non pas celle d’un
groupe révolutionnaire ; elle implique aucunement un
parti unique et encore moins un pouvoir personnel. Or c’est
l’abandon des principes démocratiques dans la vie
politique, à l’extérieur du parti communiste
d’abord (interdiction des partis et de la presse
d’opposition ;
dessaisissement du pouvoir effectif des soviets) puis au sein du
parti (interdiction des tendances organisées, emploi de
mesures policières à l’encontre des
contestataires) qui vont ouvrir – du vivant de Lénine –
la voie au stalinisme.
Pourquoi l’effondrement qui s’est produit en Union soviétique et en Europe de l’Est n’a-t-il pas eu lieu dans d’autres sociétés telles que la Chine et le Vietnam ?
Bien
que faisant partie d’un même ensemble, ces sociétés
peuvent avoir des trajectoires différentes dues à des
caractéristiques historiques spécifiques, notamment les
conditions politiques dans lesquelles le parti communiste a accédé
au pouvoir, l’a exercé et s’y est ou non maintenu.
De ce point de vue, on peut distinguer les cas de la Chine et du
Vietnam - qui sont relativement proches – de celui de l’Union
soviétique, lui-même distinct du cas des pays de
l’Europe de l’Est .
Ceci dit, il existe bien des caractéristiques structurelles, des tendances lourdes communes à ces sociétés. Pour prendre le cas du Vietnam, on sait que l’économie socialiste n’y a jamais été une réalité. Le système économique centralement planifié est entré en crise dès le premier plan quinquennal de 1961-1965 : incapacité à approvisionner en vivres la population non-agricole, chute du pouvoir d’achat des ouvriers et employés d’Etat de 25%. Aussi, dès le début, le maintien du système impliquait-il que le parti communiste vietnamien (PCV) renonce au monopole étatique de l’allocation des ressources et tolère l’existence du marché libre (15% du commerce en 1965, 25 % en 1975). Avant même la réunification du pays, le système ne peut d’enrayer la montée en son sein d’une économie parallèle et doit fermer les yeux sur toutes sortes de pratiques « clandestines » dans les coopératives agricoles comme dans entreprises étatiques. A la fin des années 1970, face à la menace d’un effondrement économique et d’une explosion sociale, le PCV (9e plenum de 1979) amorce un premier tournant dans sa ligne officielle : il légalise la « transgression des barrières » (forfait de production dans l’agriculture, plan n° 3 de production dans les entreprises étatiques) et institutionnalise une économie hybride combinant planification centralisée et relations de marché avec le système des deux prix (prix planifié et prix de marché). A la fin des années 1980, la crise du système hybride oblige le PCV (6e congrès de 1986) à s’engager dans le « Doi moi » : dénonçant l’erreur du modèle centralisé et bureaucratique d’allocation des ressources, il reconnaît en même temps l’échec du projet visant à mettre les relations de marché au service de la poursuite d’un socialisme d’Etat. Décollectivisation des campagnes, autonomisation des entreprises étatiques, abolition du mécanisme des deux prix marquent la rupture de l’économie vietnamienne avec l’ancien système et sa transition à l’économie de marché – selon un processus de réformes économiques assez proche de celui que Chine a amorcé une décennie plus tôt.
Le Doi moi vietnamien est lancé dans un contexte international marqué par la Perestroika soviétique. Mais très vite, la direction du PCV (menée par Nguyen Van Linh) referme le volet politique des réformes : elle met un terme aux débats sur le système politique (exclusion du responsable des études théoriques Tran Xuan Bach) et reprend en main la presse et les intellectuels (mise à l’écart du responsable de la culture et de l’idéologie Tran Do). La victoire électorale de Solidarnosc en Pologne, le Printemps des étudiants de Pékin, la chute du Mur de Berlin puis la disparition de l’Union soviétique confortent les dirigeants du PCV dans leur refus de toute mise en question du parti unique, aussi bien que de toute démocratisation interne du parti. On peut analyser la société vietnamienne actuelle – de même que la société chinoise voisine – comme fonctionnant sur un compromis implicite entre la population et le parti communiste, un pacte entre libéralisme économique et despotisme politique : le parti laisse aux individus la plus grande latitude dans les moyens de s’enrichir (moyens illégaux compris), en revanche, aucune contestation du monopole politique du parti n’est tolérée. En fait, un tel pacte se trouve suspendu à la capacité du pouvoir en place à garantir une croissance économique élevée. Ayant dilapidé sa légitimité conquise dans la lutte pour l’indépendance nationale, le PCV tente de la rebâtir partiellement sur le maintien d’un taux de croissance économique moyen de 6-7% depuis deux décennies. Cette nouvelle légitimité semble aujourd’hui très fragilisée.
La Chine prétend édifier une économie « socialiste aux couleurs de la Chine ». Le Vietnam déclare aussi construire « une économie de marché à orientation socialiste » prenant « le marxisme-léninisme comme fondement ». Quel rapport voyez-vous entre ces choix et la théorie économique du marxisme-léninisme ? Celui-ci fonde-t-il réellement ou non les politiques économiques actuelles du Vietnam ? Si oui, quels en sont les aspects ?
Je
ne vois pas ce qu’il y a de « socialiste »
ou d’ « orientation socialiste »
dans le développement économique actuel de la Chine et
du Vietnam. Je dirais plutôt qu’il s’agit d’un
développement du capitalisme que les partis communistes
chinois et vietnamien font semblant de dissimuler derrière le
concept faussement neutre d’ « économie
de marché ». Si on se réfère à
la théorie de Marx, il s’agit très précisément
d’accumulation primitive du capital, qui conjugue le pouvoir
d’Etat et la violence la plus brutale. Si on se réfère
aux analyses de Lénine, il s’agit plus particulièrement
de capitalisme d’Etat, dans lequel la propriété
étatique des moyens de production recouvre des rapports de
production typiquement capitalistes. Par rapport aux pays
ex-socialistes, la spécificité de la Chine et du
Vietnam est que cette instauration du capitalisme s’effectue
sous la direction d’un parti communiste, devenu celui d’une
nouvelle bourgeoisie à laquelle la bureaucratie s’est
alliée. La référence au « socialisme »
n’est invoquée ici que pour justifier le monopole
politique de ce parti dit communiste.
Quant au marxisme-léninisme en vigueur au Vietnam et en Chine,
il s’agit – on peut le dire – d’un
travestissement de la réalité en même temps
qu’une falsification des concepts de Marx et des analyses de
Lénine. J’évoquerai ici le récent débat
sur l’exploitation qui a eu lieu au Vietnam : le PCV a
soumis à la discussion la question de savoir si les membres du
parti pouvaient avoir une activité privée capitaliste.
Du point de vue du marxisme-léninisme, cette question ne se
pose que pour le secteur privé capitaliste, puisqu’en
ce qui concerne le secteur « socialiste »
(entreprises d’Etat et coopératives), l’exploitation
y est déclarée abolie. Pourtant, c’est sur ce
secteur étatique qu’aurait du porter prioritairement la
question de l’exploitation, car les pratiques y sont
dissimulées, illégales, travesties sous les habits du
socialisme. Alors que dans le secteur capitaliste, quoiqu’il en
soit, les rapports d’exploitation correspondent à des
pratiques reconnues, légales et légitimées par
le PCV dans le cadre de l’ « économie de
marché à orientation socialiste ». D’autre
part, le débat a soulevé la question du seuil de
salariés (5 ou 10) au-delà duquel un patron serait
considéré comme « exploiteur » :
cela revient à réduire le concept de plus-value à
sa forme de manifestation la plus immédiate, celle le profit
d’entreprise. Autrement dit, sont laissées de côté
toutes les autres formes de la plus-value, celles qui semblent
déconnectées de tout rapport au travail salarié – intérêts, dividendes
et plus-values boursières,
rentes et plus-values immobilières – dont on sait
qu’elles constituent aujourd’hui pour la plupart des
membres du parti l’essentiel de leurs revenus (le Parti, quant à lui,
est à l'heure actuelle le plus grand capitalisten du pays). C’est
faire semblant d’oublier que l’exploitation capitaliste
n’est pas une relation microéconomique entre tel patron
et les travailleurs salariés de son entreprise, mais qu’elle
désigne une relation macroéconomique entre deux classes
sociales.
A votre avis, le Vietnam a-t-il besoin ou non d’une théorie ou d’une combinaison de théories autres que le marxisme-léninisme pour se développer ? Si oui, quelles seraient ces théories ?
Je ne pense pas que le Vietnam ait besoin pour se développer d’une théorie ou d’une combinaison de théories, que ce soit le marxisme-léninisme ou tout autre chose. Ce dont il a besoin, c’est d’une approche critique des théories, de la théorie de Marx évidemment mais aussi de la théorie économique dominante dans ses différentes versions néo-classique, néo-keynésienne ou autrichienne. Plus, je dirais que le danger qui guette la réflexion économique aujourd’hui n’est pas tant le marxisme-léninisme, qui est totalement discrédité, que le néo-libéralisme qui tend à s’imposer comme la nouvelle orthodoxie au Vietnam. D’autant plus que l’expérience a montré que le néo-libéralisme fait plutôt bon ménage avec le despotisme politique.
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